Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris / Alfred Delvau ; avec dessins et eaux-fortes de Gustave Courbet, Léopold Flameng et Félicien Rops (2024)

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Titre : Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris / Alfred Delvau ; avec dessins et eaux-fortes de Gustave Courbet, Léopold Flameng et Félicien Rops

Auteur : Delvau, Alfred (1825-1867). Auteur du texte

Éditeur : E. Dentu (Paris)

Date d'édition : 1862

Contributeur : Courbet, Gustave (1819-1877). Dessinateur

Contributeur : Flameng, Léopold (1831-1911). Graveur

Contributeur : Rops, Félicien (1833-1898). Graveur

Sujet : Cafés -- Paris (France) -- Histoire

Sujet : Cabarets -- Paris (France) -- Histoire

Notice du catalogue : http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb32013493h

Type : monographie imprimée

Langue : français

Format : 1 vol. ( XVIII-300 p.) : frontisp., fig. ; in-12

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Description : Collection numérique : Fonds régional : Ville de Paris

Description : Mécénat texte imprimé : Cet ouvrage a été numérisé grâce à Jesús Ángel Sánchez García

Description : Contient une table des matières

Description : Avec mode texte

Droits : Consultable en ligne

Droits : Public domain

Identifiant : ark:/12148/bpt6k1025028b

Source : Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l'homme, 8-LK7-7672

Conservation numérique : Bibliothèque nationale de France

Date de mise en ligne : 24/10/2011

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HISTOIRE ANECDOTIQUE

DES

CAFÉS & CABARETS

DE PARIS

DU MÊME AUTEUR:

LES DESSOUS DE PARIS, 1 volume in-18, avec eau-forte de Leopold Flameng. Poulet-Malassis, éditeur. (Épuisé )

AU BORD DE LA BIÈVRE, 1 vol. in-18. Bry aîné, éditeur, 2e édition. (Epuisé.)

Sous presse, pour paraître prochainement:

LE FUMIER D'ENNIUS, 1 volume, avec eau-forte de Léopold Flameng. Ad. Delahays, éditeur.

En préparation :

LES AMOURS MALSAINS, roman parisien. L'HOMME AUX LUNETTES BLEUES, roman. L'HISTOIRE D'UN HOMME, roman. LES RACHEUX DE CHANTEMERLE , roman rustique.

PARIS.—IMPRIMÉ CHEZ BONAVENTURE ET DUCKSSOIS,

Quai des Grands-Augustins, 55.

ALFRED DELVAU

HISTOIRE ANECDOTIQUE

DES

CAFÉS & CABARETS

DE PARIS

Avec Deffins et Eaux-fortes

DE

GUSTAVE COURBET. LEOPOLD FLAMENG ET FELICIEN ROPS

PARI S

E. DENTU, EDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIETE DES GENS DE LETTRES PALAIS-ROYAL, 13 ET 17, GALERIE D'ORIFANS

l862

Tous droits réservés.

AVANT D'ENTRER

A M. le comte Joseph BOSSI FEDERIGOTTI, à Roveredo

(principauté de Trente).

Je m'étais proposé, mon excellent ami, d'attacher votre nom à un livre plein de fièvre et de passion, qui eût été pour vous l'écho de choses déjà entendues, le miroir de choses déjà vues : un roman parisien éloquent et brutal comme la vérité, où j'avais mis des lambeaux de ma vie, c'est-à-dire mon coeur tout entier.

Ce livre n'a pas paru, ce roman ne paraîtra pas. Je le regrette un peu à cause de moi, et beaucoup à cause de vous, qu'il eût intéressé, j'en

suis certain,—intéressé et remué. Je le regrette, parce que, tout indigne qu'il fût d'être publié, il était du moins très-digne de vous être offert, par son sujet même et par les soins que j'avais mis à le traiter.

N'en parlons plus, et enterrons-le avec les vieux souvenirs et les jeunes amours dont il était rempli.

Me voilà donc réduit, cher ami, à vous prier d'accepter la dédicace de cet autre livre, qui traite de tout autre chose. Si je savais attendre, j'aurais attendu une occasion meilleure pour inscrire fraternellement votre nom à côté du mien ; mais je ne sais pas attendre, et vous voilà forcé de prendre ce merle au lieu des grives que je vous destinais.

D'ailleurs, en y réfléchissant bien, c'est à vous que revenait de droit la dédicace de ce livre, puisque c'est à vous que quelques-uns des chapitres qui le composent ont dû de voir le jour.

Vous avez été pendant huit mois, du 7 mars au 4 novembre 1857, sous le pseudonyme d'Armand Sédixier, le rédacteur en chef d'un vaillant petit journal, auquel il n'a manqué que quelques billets de banque pour devenir un grand journal, un vrai journal, le journal parisien, comme le Figaro,—qui aurait pu finir par prendre inquiétude de son voisinage, car ce n'étaient ni les noms, ni les talents, ni le courage, ni l'esprit qui lui faisaient défaut. Vous aviez appelé à vous d'aimables écrivains qui s'étaient empressés d'accourir : Henry Murger et Charles Monselet, Nadar et Baudelaire, Aurélien Scholl et Amédée Rolland, Henri de la Madelène et Charles Bataille, Alfred Busquet et Antoine Fauchery, Jules Viard et le marquis de Lauzières, Alphonse Duchesne et Petrucelli della Gattina, puis des petits, des obscurs, — parmi lesquels, moi. C'est dans le Rabelais que Murger a publié la Nostalgie;— Monselet, ses Dessus de tabatières ; — Nadar, son

Salon de 1857 (texte et dessins) ; — Aurélien Scholl, l'Auberge romantique;—Charles Baudelaire, la Morale du joujou; —Jules Yiard, les Petites félicités du bonhomme Pangloss;—Eugène Woestyn, les Femmes de Béranger ; — Charles Bataille, ses Lettres de la campagne;—Amédée Rolland, ses plus beaux vers ;—celui-ci son plus fin esprit;—celui-là sa meilleure érudition,—et moi quelques-uns de mes Cabarets, Tavernes et Cafés de Paris. Sans vous, mon cher ami, mes articles et moi nous restions enfouis dans la poussière de la Bibliothèque impériale,—inédits, eux et moi. C'eût été un bien pour un mal, assurément,— un bien pour le public, qui m'eût ainsi ignoré, un mal pour moi, qui eusse été ignoré. Comme le public n'aurait pas songé à vous remercier, il est tout simple que je vous remercie, moi, en son lieu et place. C'est ce que je fais aujourd'hui, mon cher Federigotti. Quoique, durant votre séjour parmi nous,

vous ayez beaucoup plus vécu en dedans qu'en dehors, avec les livres qu'avec les gens, vous vous êtes cependant mêlé assez au mouvement général pour avoir de notre civilisation parisienne une idée suffisamment nette, et je ne vous étonnerai pas en disant que l'at home, qui est la caractéristique du tempérament anglais, est complétement inconnu en France,—je veux dire à Paris, où l'on s'extériorise volontiers. Vivre chez soi, penser chez soi, boire et manger chez soi, aimer chez soi, souffrir chez soi, mourir chez soi, nous trouvons cela ennuyeux et incommode. Il nous faut la publicité, le grand jour, la rue, le cabaret, pour nous témoigner en bien ou en mal, pour causer, pour être heureux ou malheureux, pour satisfaire tous les besoins de notre vanité ou de notre esprit, pour rire ou pour pleurer : nous aimons à poser, à nous donner en spectacle, à avoir un public, une galerie, des témoins de notre vie.

De là les cabarets, de là les cafés, de là les buvettes parisiennes, — cousines germaines des xénies grecques, des popines romaines, des kellers allemands, des public-houses anglais, des ventas espagnoles, des osterie italiennes, des slaatuintjes hollandaises, des kabacks russes, des mehanas hongrois, des cong-quans chinois et des carchemats polonais. Mais avec cette différence que les autres peuples ont en petite quantité ce que nous avons en foule, et que là où, chez eux, il y a un cabaret, nous en avons vingt: on compte les leurs, on ne saurait compter les nôtres. Sterne, en entrant à Paris, s'étonnait d'en voir une douzaine par rue ; que dirait-il maintenant?

Ce n'est pas d'aujourd'hui, ni d'hier, ni d'avant-hier que nous nous conduisons ainsi. Il y a longtemps que cela dure,—et cela durera probablement longtemps encore ainsi. Faut-il nous en réjouir ou nous en attrister? je l'ignore, ou plutôt je préfère l'ignorer, n'ayant pas autre chose

b

à faire, pour le moment, que l'histoire des popines parisiennes : un historien n'est pas forcément un moraliste. Je vais raconter, avec mes impressions, purement et simplement : si je me trompe, vous m'avertirez, cher ami.

« La vie de café »—comme disent avec mépris les vieilles demoiselles qui sont condamnées au gynécée à perpétuité—est menée par tout le monde, à Paris, par les grands comme par les petits, par les riches comme par les pauvres, par les artistes comme par les artisans. Aussi, en écrivant une histoire des cabarets et des cafés parisiens, est-on exposé à écrire une histoire de toutes les classes de la société parisienne, depuis les plus élevées jusqu'aux plus basses, depuis les plus nobles jusqu'aux plus viles. S'il y a le café Véron et le café d'Orsay, il y a la Californie et l' Assommoir. Je n'oublierai ni les premiers ni les derniers.

Il y a longtemps, mon ami, que les cafés et les

cabarets sont les « salons de la démocratie »— pour employer la juste expression de M. Hippolyte Castille. Les salons de la démocratie,—c'està-dire de tout le monde, puisque l'aristocratie a été guillotinée le 21 janvier 1793. Les lieux et leurs habitués ont changé, mais les habitudes sont restées les mêmes. Ce ne sont plus ni les mêmes cabarets ni les mêmes buveurs, mais ce sont toujours des cabarets et des buveurs.

La première recommandation d'un père à son fils, lorsqu'il l'envoie dans la grand'ville pour y faire son apprentissage de la vie, c'est de ne pas hanter les cabarets et les cafés, qui sont « lieux de perdition. » Les pères qui ont des fils pensent là-dessus comme les vieilles filles de tout à l'heure,—oubliant qu'ils ont été jeunes, qu'ils ont traversé, comme tout le monde, les cabarets et les cafés, sans y perdre autre chose que du temps et de l'argent. Le temps est de l'argent, sans aucun doute : c'est pour cela qu'il faut le

dépenser. Le thésauriser ne servirait à rien, à ce que j'imagine, car on n'a pas encore vu d'avare de cette nature qui ait pu employer, vers la soixantaine, les dix ou quinze années de sa jeunesse épargnées par lui.

Les pères de province qui font cette recommandation puérile oublient également que tout ce que Paris renferme d'illustrations, grosses, moyennes et petites, mène « la vie de café, » — comme la menaient les illustrations du temps jadis,—ainsi qu'ils l'apprendront s'ils veulent bien feuilleter, d'une part leurs souvenirs, et, d'autre part, ce modeste petit volume auquel j'ai attaché mon nom pour avoir, moi aussi, mon lopin de renommée.

Je leur apprendrai, s'ils l'ignorent, que, tout comme Diogène le Cynique, Socrate le Sage allait volontiers dans les tavernes d'Athènes, au milieu des. portefaix du Pirée, des oisifs démagogues du Pnyx, des courtisanes du Céramique,

manger une assiette de boudins au poivre, arrosés d'un cotyle ou deux de vin frelaté ;

Qu'Athénée de Naucrate, le célèbre grammairien, allait volontiers dans le cabaret de Strarambos, qu'il cite lui-même comme un bon cuisinier,—sans l'appeler capèlos comme les autres;

Que Denys le Jeune, ex-tyran de Syracuse, allait volontiers dans les cabarets de Corinthe se consoler de l'humiliation d'être maître d'école ;

Que Virgile, le doux Virgile, allait volontiers chez les cabaretières syriennes, avec ses amis Varius et Gallus, deux poëtes aussi, dont le dernier même ne craignit pas de devenir amoureux d'une ambubaia rencontrée dans leurs excursions popinatoires;

Qu'Ovide, en compagnie d'Horace, de Properce et de Tibulle, allait volontiers chez le cabaretier Coranus ;

Que Cicéron lui-même , l'homme grave, le bourgeois par excellence, allait volontiers chez

Macula, un cabaretier de la campagne de Rome, dont il ne craint pas de recommander le vin, à plusieurs reprises, à son ami Lepta;

Qu'Antoine lui-même, l'ami de César et l'amant de Cléopâtre, allait volontiers, après le meurtre de l'un et avant la défaite de l'autre, dans les ganea des bords du Tibre,—en ayant soin, il est vrai, d'y entrer la tête cachée dans sa toge ;

Que, pour quitter les temps anciens et aborder les temps modernes, Shakspeare allait volontiers à la taverne du Cygne, à Londres, où, par parenthèse, il fit la meilleure partie de la Vie et la Mort de Henry IV ;

Que Luther allait volontiers au cabaret de l'Ourse noire, à Orlemonde, où, par parenthèse, se passa entre lui et Carlostadt la fameuse scène du florin d'or racontée par Bossuet ;

Que Rabelais allait non moins volontiers au cabaret de la Cave peinte, à Chinon ;—Cromwell

à la taverne du Lion Rouge, dans le Strand, à Londres, avec ses amis Price, un charretier, et Harrisson, un boucher ;—Goethe, à l'Auerbach keller, à Leipzig, où il écrivit sa ballade à la Puce et plusieurs scènes du Faust;—Hoffmann, à la Cave de Triober, dans le Peterstrass, à Leipzig, où il composa quelques-uns de ses Contes fantastiques;— Dryden, Ben Jonson, Beaumont et Flechter, à la taverne de la Sirène, dans Cornhill, à Londres; —François Villon, à la Pomme de Pin, dans la Cité ;—Ronsard, au Sabot, dans le faubourg Saint-Marcel ;—Montmaur et Ménage, à l'Écu d'argent, derrière l'Université ;— Regnard, Dufresny, Davaux et Duché, au Port à l'Anglais, à Ivry, en compagnie des soeurs Loyson, la Doguine et la Tontine;—le chevalier de la Ferté, au Petit Père noir, place Maubert ;— Chaulieu, La Fare, Brueys et Palaprat, en compagnie du chevalier de Bouillon et du grand prieur de Vendôme, dans la salle basse de Tite

ou dans la cave de la Morellière, au Temple ;— Saint-Amand, Voiture, et Tallemant des Réaux, à la Fosse aux Lions, tenue par la Coiffier, rue du Pas-de-la-Mule ;—François Colletet et d'autres poëtereaux, à la Croix de fer, rue SaintDenis;—Chapelle et d'Assoucy, au Chêne vert, près du préau du Temple ;—Racine, au Mouton blanc, chez la veuve Bervin, près du cimetière Saint-Jean, où il composa ses Plaideurs, en compagnie de Despréaux et de l'avocat Brilhac; — Mézeray, au cabaret de madame Lefaucheur, à la Chapelle-Saint-Denis;—Lasserre (« Morbleu ! »

dit-il ), aux Trois Ponts d'or ;—Sarrazin, au

cabaret de la Duryer, à Saint-Cloud;—Cyrano de Bergerac, au cabaret de Renard, aux Tuileries;— Voltaire, au café Procope; — Dancourt, à la Cornemuse, chez Chéret, rue des Prouvaires; —Louis Racine et Marivaux, à l'Epée de bois, rue Quincampoix;—l'abbé Prévost, au cabaret de la rue de la Huchette, où il composa Manon

Lescaut;—Préville et Clairfontaine,au Soleil d'or, rue Vieille-du-Temple;—Vadé, Fréron, Collé, Panard, au Tambour royal, chez Ramponneau, à la Courtille;—Crébillon, Piron, Marmontel, au cabaret de Landel, rue de Buci,—etc., etc., etc-. J'en passe, naturellement, mon cher ami, car longue est cette liste de cabarets et de hanteurs de cabarets. Je ne voulais dire qu'une chose, c'est qu'il y en avait autrefois, comme aujourd'hui, pour tous les goûts, pour tous les sexes, pour toutes les classes. Si les poëtes allaient où je viens de dire, et encore ailleurs, les grands seigneurs, de leur côté, allaient chez Rousseau, rue d'Avignon;—les grandes dames, au cabaret de la Maison rouge, à Chaillot;—les grands cabotins, chez Forel, près du Théâtre-Français; — et les grands voleurs, chez Germain Savard, à la Haute Borne, un cabaret de la Courtille.

Quant aux grands poëtes, aux grands finan-

ciers, aux grands industriels, aux grandes drôlesses, aux grands cabotins, aux grands filous d'aujourd'hui, ils ont été, ils vont dans les cabarets dont j'ai essayé d'écrire l'histoire, au courant de ma plume et de mes impressions personnelles.

C'est dans toutes ces popines parisiennes, bien ou mal famées, populacières ou bégueules, —que j'ai connues comme dom Pablo de Ségovie toutes les hôtelleries d'Espagne,—que je vous condamne à entrer avec moi, mon cher ami. Vous ne retrouverez pas, dans cette rapide excursion, tous les cabarets et tous les cafés célèbres de ce siècle, parce que quelques-uns ont disparu, auxquels je n'avais pas à consacrer de monographie spéciale, entre autres : le café de Valois, l'antagoniste du café Lemblin, le club pacifique des voltigeurs de Louis XIV ; le café de Paris, fondé en 1822, et mort en 1857, qu'ont traversé bourgeois et gens de lettres, banquiers

et gandins, acteurs et artistes, depuis M. Véron jusqu'à M. Alexandre Dumas, depuis le comte de Montrond jusqu'à M. Roger de Beauvoir; le cabaret de la mère Saguet, à la barrière du Maine, où se sont tant de fois attablés Victor Hugo et Raffet, Romieu et Tony Johannot, Alexandre Dumas et David d'Angers, Chenavard et Armand Carrel; le café Saint-Agnès, rue JeanJacques Rousseau, où venaient les républicains de la Réforme, Ferdinand Flocon et Caussidière, Victor Léoutre et Ribeyrolles, Auguste Luchet et Jeanty-Sarre ; le café d'Aguesseau, sur la place du Palais-de-Justice, où MM. les avocats venaient déjeuner en robe et causer des assassins illustres qu'on était en train de condamner à mort ; le café Cuisinier, sur la place SaintAndré-des-Arcs, où l'empereur Napoléon déjeuna incognito avec le maréchal Duroc, sans avoir un sou pour payer son déjeuner ; le café des Arts, rue du Coq-Saint-Honoré, où allaient Jules-

Janin et Théodose Burette, en compagnie d'autres lettrés; le café Achille, sur le boulevard du Temple, où se tenait la foire aux comédiens ; l'Estaminet de l'Épi-scié, sur le même boulevard, une sorte de tapis-franc où se réunissaient tous les vendeurs de contre-marques et tous les vendeurs de filles du quartier ; et quelques autres lieux publics plus ou moins célèbres, plus ou moins bien famés dont il faut rechercher l'histoire dans les petits volumes anecdotiques qui ont paru depuis cinquante ans.

Mais il vous en reste assez à parcourir, mon ami : la quantité ne vous manquera—non plus que la qualité. Oubliez les côtés désagréables de cette excursion, et n'en voyez que le côté intéressant, qui est une sorte d'exhibition des différentes classes de la société traversée il y a cinq ans par vous. Si quelque chose vous blesse le regard ou l'esprit dans ces nombreux tableaux, où j'ai essayé de rendre les différentes physiono-

mies de Paris, rappelez-vous qu'elle a sa raison d'être ici, qu'elle y est contre mon gré, et que de ces hantises assidues il ne m'est rien resté— qu'un amour immense de l'at home, si dédaigné de tous. Plus j'ai vu la foule, plus j'ai préféré la solitude.

Voilà ce que je voulais vous dire, mon cher ami, avant de vous laisser commencer la lecture de mon livre. Puissiez-vous aller sans fatigue jusqu'au bout : ce sera son meilleur éloge et ma plus douce récompense.

Je vous serre cordialement la main, Votre

ALFRED DELVAU.

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ANDLER-KELLER

Si vous avez lu certaine fantaisie de Henri Heine sur l'Allemagne, publiée après 1848, vous devez vous rappeler ce passage charmant où, après s'être gaussé des Allemands, il se gausse ainsi des Français, en s'adressant au vieux père Rhin :

« Va, ne crains pas, mon bon vieux, les sarcasmes moqueurs des Français : ce ne sont plus lesFrançais d'autrefois : ils portent aussi d'autres pantalons.

« Les pantalons ne sont plus blancs, ils sont rouges. Ils ont aussi d'autres boutons; ils ne chantent plus ; ils ne dansent plus; ils penchent mélancoliquement la tête.

« Ils philosophent maintenant et parlent de Kant, de Fichte et d'Hégel. Ils fument, et boivent de la bière, et plus d'un joue aux quilles.

« Ils se font épiciers tout comme nous, je crois même qu'ils nous ont dépassés. Ils ne sont plus voltairiens, ils deviennent Hengstenbergiens. »

L'épigramme est fine et aiguë : je l'ai senlie s'enfoncer dans mon amour-propre national. Elle est cruelle et juste—comme la plupart des choses cruelles. La première fois que j'ai bu de la bière et que j'ai entendu parler d'Hégel, de Kant , de Schelling, —ailleurs que dans les livres,—c'a été dans une brasserie.

Depuis j'ai hanté d'autres brasseries et d'autres parlottes métaphysiques, à Paris et à Munich. Ici et là elles se ressemblent, avec quelques différences, dont la première est celle de la langue, la seconde celle de la bière, la troisième celle qu'on voudra. A Munich, ces temples à houblon s'appellent des Keller (ou celliers à bière) ; à Paris on les appelle purement et simplement des Brasseries, par suite d'une figure de rhétorique qui permet de donner aux lieux où l'on boit la bière le nom qui appartient seulement aux lieux où on la fait,—ce qui n'est pas précisément la même chose. A Munich, le Keller le plus connu est

le Knorr-Keller, la taverne de M. Knorr, un brave homme, à ce qu'il parait, rotond, ventripotent, jovial avec les hommes, galant avec les femmes—auxquelles, dit-on, il offre toujours des bouquets, avec quelques compliments bavarois autour. A Paris, la brasserie la plus ancienne, je crois, la plus famée du moins à l'époque où je la fréquentais, est le AndlerKeller, rue Hautefeuille, sur les ruines de l'ancien prieuré des Prémontrés : et M. Andler, qui est aussi Bavarois que M. Knorr, n'est ni moins rotond, ni moins jovial, ni moins galant que lui,—quoiqu'il soit doublé de madame Andler, une Suissesse qu'on croirait née à Anvers, et dont les ancêtres sont au Louvre, dans le Roi boit ! de Jacques Jordaens.

Un soir,—il y a une douzaine d'années de cela,— je me trouvais accoudé devant un pot de bière, dans l'Andler-Keller. Je songais et je fumais, en regardant songer et fumer les autres. La somnolence me gagnait déjà, parce que j'étais seul, parce que j'avais envie de dormir, et aussi parce que mes voisins avaient des conversations charmantes—que je ne comprenais pas du tout.

Il pouvait être dix heures. La double rangée de tables en chêne, à bancs de même étoffe, était garnie de buveurs de houblon forcenés—étudiants et graveurs sur bois mêlés. La cuisine, au fond, était muette. Madame Andler dormait dans son comptoir, et, aux oscillations répétées de sa tête débonnaire, on pouvait supposer, sans calomnie, qu'elle

aspirait à la tombe—c'est-à-dire au lit conjugalcomme le nez du respectable père Aubry de feu Girodet-Trioson. Mademoiselle Louise,—prononcez Laisse, pour prononcer comme madame Andler,— l'imitait dans un coin, avec des oscillations plus discrètes mais tout aussi significatives. Quant à M. Andler, il faisait sa traditionnelle partie de piquet à une table, ma voisine, et donnait, de temps à autre, de violents assauts à un moss,—son voisin.

Les conversations étaient d'ailleurs engagées sur tous les points de la salle, et il n'y avait guère de table qui n'eût son speaker. C'était animé,—mais bruyant en diable. Les billes de l'unique billard, situé à côté de la cuisine, s'en mêlaient aussi, et s'entrechoquaient avec une furie remarquable. Je ne m'entendais pas rêver.

A cette époque-là florissait déjà le Réalisme,—ce fruit incestueux d'une carpe et d'un lapin. Et dans | ce temple du Réalisme, dont M. Courbet était alors le souverain-pontife et M. Champfleury le cardinal officiant, il n'y avait alors, comme public de buveurs, —étudiants et graveurs sur bois compris,—que des réalistes et des non-réalistes.

Je n'ai ni le temps ni l'espace nécessaires pour me livrer ici à une catilinaire en règle. Mais ce que je puis et veux dire, c'est que, depuis que je suis au monde et qu'elles sont attachées de chaque côté de ma tête, mes oreilles ont été choquées de bien des jargons différents. Le jargon des enthousiastes,—

des sceptiques ,—des novateurs,—des «apôtres de l'idée, »—des « missionnaires de l'art, »—des « amis du progrès, »—des « amis de la liberté, »—des théologiens,— des métaphysiciens, — des rapins,—des gens de lettres,—et le jargon, plus barbare encore, des avocats , les a souvent tourmentées. Mais, de tous les jargons, aucun ne m'a paru aussi formidablement ennuyeux que celui des réalistes.

Probablement parce que les réalistes ne savent pas ou ne veulent pas parler français. Et cependant M. Courbet est un maître peintre et M. Champfleury un écrivain de talent !

Un homme qui, à ce qu'il me semble, se connaissait en style, M. Joubert, a dit : « Les hommes qui n'ont que des pensées communes et de plates cervelles ne doivent employer que les mots les premiers venus. Les expressions brillantes sont le naturel de ceux qui ont la mémoire ornée, le coeur ému, l'esprit éclairé et l'oeil perçant . »

Cela peut s'appliquer, en partie, au Réalisme en peinture et en littérature. Le Réalisme est, en effet, la négation de l'élégance, de la poésie, et—de la vérité. Je m'expliquerai une autre fois.

Ce soir-là, donc, au moment où dix heures allaient sonner au cartel de la brasserie, un homme entra— superbe !

Comme je ne sais pas faire le portrait, je vais m'adresser à un artiste qui s'en acquitte très-bien, M. Théophile Silvestre :

« C'était,—dit l'auteur de l'Histoire des peintres vivants,—un très-beau et très-grand jeune homme, âgé de trente-six ans et demi. Sa remarquable figure semblait choisie et moulée sur un bas-relief assyrien. Ses yeux noirs, brillants, mollement fendus et bordés de cils longs et soyeux, avaient le rayonnement tranquille et doux, des regards de l'antilope. La moustache, à peine indiquée sous le nez aquilin, insensiblement arqué, rejoignait avec légèreté la barbe déployée en éventail, et laissait voir des lèvres épaisses, sensuelles, d'un dessin vague, froissé, et des dents maladives. La peau était d'un brun olivâtre, changeant et nerveux; le crâne, de forme conique, cléricale, et les pommettes saillantes, marquaient l'obstination. »

Il est inutile d'ajouter que ce portrait est celui de Courbet. ,—

A son entrée, il y eut un brouhaha significatif qui l'aurait recommandé à mon attention, si déjà son aspect ne m'eût fortement intéressé. Les manieurs de carton laissèrent là leurs « cent d'as » et leur « quinte-et-quatorze » pour saluer du regard, du geste et de la voix le pontife du Réalisme ; les joueurs de billard, eux-mêmes, distraits de leur partie comme les autres , s'interrompirent respectueusement et élevèrent leurs queues comme autant de points d'exclamation.

Il s'avança, portant haut la tête-comme SaintJust—et on l'entoura ! Il s'assit,— et l'on fit cercle autour de lui ! Il parla,—et on l'écouta ! Quand il

s'en alla, on l'écoutait encore. Quand il fut parti, ce fut un concert.—« Quelle tête! » disait l'un,— « C'est un Assyrien! » disait l'autre.— « Quel nez! » reprenait celui-ci.—« C'est un Espagnol ! » répondait celui-là. —« Quelle bouche! » redisait le premier.— « C'est un Vénitien ! » répondait le second.—« Quels yeux! » ajoutait un troisième.—« C'est un Indien! » affirmait un quatrième.—« Quelles dents! » faisait observer quelqu'un—« C'est un Burgonde! » répondait tout le monde.—« Ce Bisontin est tout simplement un Byzantin ! » exclamait un enthousiaste.

Etc., etc., etc. Enfin un choeur—comme dans les tragédies du vieil Eschyle ou du jeune Sophocle.

Je revins, bien entendu, à la brasserie Andler le lendemain de ce soir-là—et plusieurs autres lendemains après ce lendemain. Mes habitudes errabondantes m'avaient bien servi : j'avais découvert quelque chose d'intéressant.

A cette époque se réunissait là, à peu près régulièrement, un groupe d'arlistcs d'une réputation plus ou moins sérieuse et d'un talent plus ou moins contesté : Adrien Guignet, l'artiste regretté, l'auteur de ces deux belles choses qui s'appellent la Défaite d'Attila et les Jardins d'Armide ; Français, le paysagiste des bords de la Seine ; Staal, l'illustrateur le plus délicat de toutes ces publications à quatre sous et à un sou dont la Fiance est inondée depuis quinze ou vingt ans; Anastasi, le peintre des bords de la Meuse; Baron, le Gavarni de la peinture; François Bonvin,

le successeur de Chardin; Traviès, le Cruishank parisien, père de Monsieur Mayeux, cette brutale et cynique satire au crayon, qui lui a survécu et lui survivra longtemps encore; Bodmer, le peintre des intérieurs de forêt, un Suisse transplanté en France ; Mouilleron, le roi de la lithographie; Célestin Nanteuil, son vice-roi; Smithon, le graveur anglais; Regnier, le graveur français ; Promayet , un musicien ; Champfleury, l'auteur si discuté—et si discutable— de Mademoiselle Mariette, des Bourgeois de Molinchart, de M. de Boisdhyver, et de dix autres volumes agaçants à lire, mais intéressants à étudier; Charles Baudelaire, l'auteur des Fleurs du mal, qui alors étaient encore inédites; Silbermann , préparateur de chimie et membre de la Société de météorologie; Dupré, professeur d'anatomie ; Furne, éditeur ; puis une notable quantité d'autres notabilités de grande et de moyenne vertu,—le tout mêlé, ainsi que je l'ai dit plus haut, à des étudiants en médecine, à des employés, à des graveurs sur bois.

On se réunissait principalement dans une salle du fond, prise sur la cour de la maison, derrière le billard et à côté de la cuisine. On y mangeait d'abord,—et plantureusement,—et, ensuite, on s'y livrait à des « beuveries mirifiques » entrecoupées de conversations à gilet déboutonné et de chansons à gorge déployée. Bodmer racontait des histoires de voyage. Baudelaire essayait l'effet de son Edgar Poë sur la tête de ses compagnons, qui lui servait ainsi de dyna-

momètre : il amenait quelquefois le mille de la terreur. Français, doué d'un remarquable talent de mimique, parodiait la voix, le geste et les allures de certains personnages connus,—ses amis et ses ennemis; il avait, en outre, une Histoire du Grand Serpent pleine d'humour. Silbermann, en sa qualité de membre de la Société de météorologie, causait de la pluie et du beau temps, en savant et en homme d'esprit,— à ce point que, lorsqu'il pleuvait, la mère Andler s'en prenait sérieusement à lui. Baron se mêlait volontiers au groupe des causeurs, mais par pure amitié, car, au bout de quelques instants, il s'endormait— pour ne se réveiller que lorsqu'on trinquait. Traviès philosophait et métaphysiquait comme un Allemand —doublé de Parisien—avec une sorte de gouaillerie sérieuse; parfois, lorsqu'il lui échappait un paradoxe trop insensé, il répondait par un « C'est Hartmann qui l'a dit » qui m'a toujours comblé de stupéfaction, —car cet Hartmann n'a jamais existé que dans le cerveau de Traviès : aujourd'hui, que Traviès est mort, l'illustre Hartmann est enterré. Pendant ce temps—ce pendant, comme on écrivait jadis—Smithon, Français, Courbet, Guignet, Anastasi, faisaient la poule. Quelquefois, Baron, las de ne pas écouter les paradoxes de la grande table, venait se mêler à cette poule aux billes d'or ; il choisissait une queue, lui mettait du blanc, s'asseyait pour attendre son tour, et, son tour arrivé, — il dormait. Mais on ne jouait pas toujours, mais on ne causait

pas toujours : on chantait surtout. Staal connaissait un tas d'airs suisses, des tyroliennes, le Ranz des Vaches, et il chantait tout cela—en allemand : madame Andler était très-heureuse. Français chantait le Scieur de long :

« Y a rien de si zaimable Que les sijeurs de long!... »

Ou bien :

« Des menuisiers, des ébénisses, Des entrepreneurs de bâtisses, Qu'on dirait un bouquet de fleurs Paré de ses mille couleurs!... »

Adrien Guignet chantait sur l'air des Fraises—bien avant M. Adam et madame Cabel :

« Ah! qu'il fait donc bon Qu'il fait donc bon Garder les vaches! Au pâquis des boeufs, Quand on est deux ! (bis) Mais quand on est trois On s'embarrasse; Quand on n'est que deux Ça va bien mieux !... »

Promayet chantait la ballade du Roi de Thulé de Goethe—traduite par Gérard de Nerval :.

« Il était un roi de Thulé, A qui son amante fidèle Légua, comme souvenir d'elle, Une coupe d'or ciselé.

C'était un trésor plein de charmes

Où son amour se conservait:

A chaque fois qu'il y buvait

Ses yeux se remplissaient de larmes... »

Quand c'était le tour de Courbet—ou à Courbet, pour parler réalistement—il se renversait en arrière et, de sa voix bisontine, mais agréable, il chantait des chansons' en vers blancs composées par lui ; par exemple :

« Quand je bois, je bois,

Et le temps s'en va!

Je fume ma pipe

Avec un vieil ami,

Et le temps s'en va!

Et la! la! la! la! » etc., etc.

Ou bien :

« Tous les garçons chantaient Le soir au cabaret qu'ils étaient réunis

Tous les garçons chantaient,

Répétant ce refrain : Tra la la la la, lou lou lou, la, Tra la la la la, lou lou lou, la,

Trou lou lou lou lou lou,

Le premier qui chanta J

Raconta ses amours... »

Ou bien :

« Le mariage, mes amis, Est un bien précieux Pour lea amoureux... »

Ou bien encore :

« La lune qui passait par là Riait aux éclats, Et la lune disait : J'ai déjà vu ça !... »

Ou bien enfin cette vieille chanson ronde bosse, qui fut chantée par lui—affirme M. Théophile Silvestre— devant d'honnêtes bourgeois et de respectables bourgeoises de Pontoise :

« En revenant un jour de Lille en Flandre,

Tra la la, tra la la, la la ; En revenant un jour de Lille en Flandre: Tiens, voilà mon coeur; tiens, tiens, voilà mon coeur !

Je rencontrai quelques jolies Flamandes,

Tra la la, etc. ; Je rencontrai quelques jolies Flamandes : Tiens, voilà mon coeur; tiens, tiens, voilà mon coeur.

Je n'choisis pas, mais je pris la plus grande,

Tra la la, etc. Je n'ehoisis pas, mais je pris la plus grande: Tiens, voilà mon coeur ; tiens, tiens, •voilà mon coeur!

Je la menai dans la plus haute chambe,

Tra la la, etc. Je la menai dans la plus haute chambe: Tiens, voilà mon coeur ; tiens, tiens, voilà mon coeur. »

Il y en a encore quatre ou cinq couplets—que je vous demande la permission de passer. Les bourgeois

de Pontoise les faisaient bisser—ce qui n'a rien d'étonnant de la part de bourgeois—et les compagnons de l'Andler-Keller imitaient les bourgeois de Pontoise—ce qui ne m'étonne pas non plus de leur part.

Je viens de parler longuement de Courbet, apropos de la petite brasserie de la rue Hautefeuille, bien qu'il ne fût pas le seul hôte de ce cellier à bière. Il n'en était pas le seul, il est vrai, il n'en était même pas le plus illustre, à celte époque-là du moins,— mais c'était lui qui occupait le plus de place en cet endroit, à cause de son exubérante et envahissante personnalité.

Plus tard, d'autres y vinrent comme lui,—qui du reste cessa d'y venir aussi assidûment. Parmi ces autres, je cite au hasard: Gueymard, de l'Opéra; Best, Leloir, Brugnot, Trichon, Pisan, les princes de la gravure sur bois; Joseph Lebeuf, l'auteur du Spartacus noir, une très-bonne statue remarquée à la dernière exposition ; Émile Thérond, un dessinateur qui enrichit, bon an mal an, d'une cinquantaine de merveilleux dessins, le recueil le plus artistique qui soit, le Magasin pittoresque ; Schann, un musicien qui est peintre, un peintre qui est musicien, le Schaunard de la Vie de bohême, aujourd'hui marchand de jouets d'enfants (successeur de son père) rue aux Ours ; Lancelot, un peintre ; le docteur Meynier, un jeune savant, qui explore en ce moment les bords du fleuve Amour, un des plus grands de l'Asie septentrionale, la ligne naturelle de séparation de l'empire russe et

de l'empire chinois; Théophile Silvestre, le biographe fougueux et pittoresque des Artistes vivants ; Gustave Planche, l'éminent écrivain, mort aujourd'hui et non encore remplacé; Fillias, un brave et délicat esprit, mort aujourd'hui aussi ; Cressot, un jeune poëte, mort aujourd'hui aussi; et une vingtaine d'autres encore , oubliés ou morts, retirés du commerce des muses ou de celui des vivants,—car il faut bien que le temps fasse son oeuvre et qu'il couche par terre, d'année en année, les gens qu'on a connus debout.

La brasserie Andler, après une période de bruit et d'agitation, de grands éclats de voix et de grands éclats de rire, est arrivée au quasi-silence et à la quasi-solitude. Ses illustres habitués se sont dispersés, volontairement et involontairement. Louise ellemême,—Luisse!—a quitté sa bienveillante patronne, pour s'établir patronne à son tour, dans une rue voisine.

Heureusement que le maître de l'Andler-Keller a de quoi se consoler de toutes ces désertions, et que le jour où personne ne viendra plus chez lui, il pourra se retirer chez lui—c'est-à-dire dans l'une des deux ou trois fermes qu'il possède en Suisse, la patrie de la liberté et de sa femme.

II

LE CABARET DINOCHAU

Il est situé en plein quartier Bréda,—le pays des jolies filles et des garçons de talent, à ce qu'il parait, —au coin de la rue de Navarin, en face de l'imprimerie de la Librairie Nouvelle.

Ce cabaret date d'hier, c'est-à-dire d'une quinzaine d'années, et cependant il a un vieil ancêtre, le Caveau de Landel, au Carrefour Buci, qui a été la Pomme de Pin du XVIIIe siècle, comme Dinochau aura été la Pomme de Pin du XIXe.

Je n'ai pas cherché le rapprochement entre ces deux cabarets de lettrés ; il est venu de soi. Chez Landel accouraient rire, chanter, manger et boire, tous ceux à qui leurs moyens permettaient d'avoir de la gaieté, de l'esprit, de l'appétit et de la soif. C'étaient, par exemple, Crébillon fils et Crébillon père,—Crébillon

le Gai et Crébillon le Triste,—Panard, Cahusac, d'Allainval, Piron, La Bruère, Sallé, Pont-de-Vesle, Saurin père et Saurin fils, Collé, Fnselier, Poinsinet, Palissot, Fréron, Paradis de Moncrif, Gentil Bernard, Duclos, Marmontel, Helvétius, Boucher, Chardin, Rameau, Diderot et quelques autres contemporains plus ou moins célèbres, plus ou moins intéressants qui, connaissant les Propos de table de maître Martin Luther, et ne tenant pas a passer pour des « idiots, » aimaient le jeu, le vin—et les femmes. Si nous doutions, par hasard, de cette triple alliance d'Apollon, de Bacchus et d'Éros, un couplet de 1801 sur l'an cien Caveau nous l'affirmerait :

« Pour voir gentille fillette, Sitôt qu'on l'appellera, Pour percer une feuillette, Dès qu'on le demandera,

Et lon lan la

Landel irette,

Et lon lan la Landel ira. »

Landel est mort; morts aussi son Caveau et ses hôtes aimables. Mais Dinochau vit, et ses habitués, pour n'être pas tous de la valeur de ceux que je viens de nommer, en sont au moins la monnaie.

Il y a une vingtaine d'années, le cabaret de la rue Bréda, qui alors portait pour enseigne : Au Petit Rocher, était tenu par la mère Dinochau; elle faisait lentement sa petite fortune, pendant que son fils

Edouard faisait ses études au collège de Blois, en compagnie d'Armand Baschet—qui, par parenthèse, mangeait tous les pots de confiture envoyés de Paris à son copin. Plus tard, Édouard Dinochau se mit à la tête de l'établissement maternel, appelant à lui ses amis d'autrefois et les amis de ses amis. On vint un à un, deux à deux, quatre à quatre. Ce furent, d'abord, Voillemot, Léo Lespès, Nadar, Chabouillet, Armand Baschet, Bonnaire,—des gens de lettres, des peintres, des architectes. Puis, l'impulsion étant donnée, le chemin étant connu, littérateurs, artistes et architectes continuèrent à faire la vogue du cabaret et l'ornement de la salle du premier étage,—interdite aux profanes du rez-de-chaussée.

Les voici pêle-mêle, les petits et les grands, les maigres et les gras, les illustres et les pseudo-illustres; Voillemot, le peintre des choses galantes; Charles Monselet, le Brillat-Savarin de notre génération; Henry Murger, le chantre de la Vie de bohême; Nadar, un romancier devenu photographe; Antoine Fauchery, un photographe devenu écrivain ; PouletMalassis, un élève de l'École des Chartes devenu libraire; Alexandre Pothey, un excellent humaniste devenu très-bon graveur sur bois ; Émile de la Bédollière, courriériste grave le matin, au Siècle, et causeur badin le soir, au cabaret; Champfleury ; Amédée Rolland, un jeune poète devenu auteur dramatique; Aurélien Scholl, le chroniqueur du Figaro; Antoine Gandon, un chasseur d'Afrique devenu homme de

lettres; Alphonse Daudet, l'aimable et charmant auteur d'une Double Conversion; Baudelaire; Alphonse Duchesne, un poète devenu critique, et bon critique ; Asselineau; Armand Barthet, l'auteur du Moineau de Lesbie; Jules Noriac, l'heureux auteur de la Bêtise humaine, du Grain de Sable, du 101e et de la Mort de la Mort ; Victor Cochinat, l'auteur de Lacenaire; Louis Pollet, le farouche Pollet, l'excentrique Pollet, le sombre Pollet, l'amusant Pollet, le truculent Pollet, l'humoristique Pollet; Aimé Millet, le sculpteur de l'Ariane; Henri de La Madelène, l'auteur de Madame Barbe-Bleue; Ludovic Durand, le sculpteur de l'Amour fait revivre,—et du buste du Père Pavard ; Charles Bataille, l'un des auteurs de l'Usurier de Village; Vernet, peintre éventailliste ; Fernand Desnoyers; Franceschi, le sculpteur du Général Kamienski ; Auguste de Châtillon, le chantre de la Grand'Pinte; Etienne Carjat, caricaturiste hier, photographe aujourd'hui, auteur dramatique demain peut-être; Alfred Busquet, le chantre aimable des Heures; Castagnary, l'un des meilleurs critiques d'art de notre temps; Gustave Mathieu, un poète convaincu qui affirme sérieusement que la supériorité de la poésie—il prononce poâsie—sur la peinture, vient de ce que la peinture « se décolle, » et que la poésie « ne se décolle jamais, » attendu qu'on n'a pas une « seule toile » d'Apelles, et qu'on a les oeuvres d'Horace; François Talon, l'auteur réussi des Mariages manqués; Jules Viard, l'auteur des Petites Félicités du bonhomme Pangloss;

Armand Baschet, écrivain tourangeau, admirateur passionné de M. de Balzac; Jules Vallès; etc., etc.

Voilà bien des noms, n'est-ce pas ? et si, d'aventure, le public se plaint de la qualité, il ne se plaindra pas, j'ose le croire, de la quantité. Et encore, je dois en oublier quelques-uns.

La salle du cabaret de Dinochau où ont lieu ces ■ agapes littéraires, » est d une grandeur fort élastique. A première vue, elle.ne peut contenir que douze personnes—avec la treizième en sus, pour faire le demi-quarteron ; à dernière vue, elle peut contenir quarante convives,—témoin la soirée du départ de Fauchery pour ce lointain voyage d'où il ne reviendra jamais maintenant. Il est vrai que, chez Dinochau comme chez Landel, les femmes sont admises à bras ouverts, et, qu'à cause d'elles, on se tasse un peu; les femmes sont comme les enfants, dans un dîner, elles ne comptent pas, puisqu'elles boivent dans votre verre et mangent dans votre assiette,—quelques-unes même vous mangent dans la main.

Lorsqu'il y a des femmes quelque part, il y a naturellement des glaces. Les hommes sont en général trop laids ou trop insouciants de leur beauté, pour songer à faire des compliments à leur visage dans un morceau de verre garni de tain ; mais les femmes, même les moins jolies, ont un irrésistible besoin de consulter à chaque instant « le conseiller des grâces » sur la couleur de leurs joues ou sur l'ajustement de

leur loilelte : il y a donc une glace chez Dinochau, —une glace ornée d'un cadre massif en chêne, sous lequel on ne peut s'asseoir sans se cogner la tête, sans se donner ce qu'on appelle en cet aimable endroit le coup de l'architecte.

Cette glace est à peu près la seule décoration de celte salle,—à moins qu'on ne prenne pour telle la charge de Dinochau, fusinée parCarjat, qui se pavane sur la muraille, dans un cadre d'or, avec cette légende réaliste: « Eh bien! quanti la débouche-t-on? » Légende captieuse en diable, qui concerne la bouteille d'extra que ce malin cabaretier tient à la disposition de ses hôtes, le Saint-Marceau ou le 18, le Charlemagne ou le Corton, la Négresse ou le Ramon.

Sic itur ad astra ! C'est ainsi qu'un simple marchand de vin peut devenir un homme célèbre.

C'est chez Dinochau que se sont improvisés quatre ou cinq des petits journaux qui ont paru depuis six ou sept ans: le Diogène, le Triboulet, le Rabelais, la Silhouette, le Polichinelle, le Gaulois, le Boulevard, etc.

Dinochau, qu'on appelle de temps en temps « le Restaurateur des lettres, » est un aimable cabarelier qui entend à merveille son métier. On dîne très-bien chez lui quand on a quarante sous dans une poche —et dix francs dans l'autre. Il vous a des sourires si provoquants, des mots si persuasifs, des Invitations à la Walse si bien jouées, qu'on se laisse aller—à lui demander un supplément de son vin de Charlemagne à 3 francs la bouteille. Du reste, bon créditeur, discret

comme la tombe,—plus discret que la tombe même, puisqu'il a fallu la mort de Murger pour nous apprendre que celui-ci devait douze cents francs à celui-là.

Ce qui ne veut pas dire que Dinochau pourrait être couronné rosière : n'est-ce pas, Monselet ?

III

LE CAFÉ DE LA ROTONDE

Le Palais-Royal n'a pas toujours été ce qu'il est aujourd'hui, et je me souviens qu'aux récits merveilleux que m'en faisait mon grand-père, au temps de ma prime jeunesse, j'ouvrais des yeux grands comme des portes cochères, ébloui d'admiration à l'exemple de Sindbad le marin devant la vallée des Diamants.

Le jardin planté en 1636 par le cardinal de Richelieu contenait originairement un mail, un manege et deux bassins,dont le plus grand, appelé le Rond d'eau, était ombragé d'un petit bois. Après la Régence, il fut dessiné à nouveau, sauf la sombre et grande allée du Cardinal, qui fut conservée. Au milieu, à la place du bassin actuel, était un cirque presque souterrain, garni de treillages au-dessus du sol; autour

du vitrage qui l'éclairait à l'intérieur, régnait une terrasse avec tous ses accessoires, eaux jaillissantes et corbeilles de fleurs ; ce cirque se reliait au Palais par nne galerie à jour et par un couloir souterrain. De l'autre côté, un bassin flanqué de quatre kiosques, où l'on vendait des nouvelles pour les curieux et des rafraîchissements pour les altérés. Au milieu du boulingrin ménagé entre le bassin du cirque et les arcades septentrionales était placé le fameux canon sur lequel, depuis, tous les rentiers ont réglé leurs montres. Ajoutons à cela les établissements de toutes sortes, théâtres, concerts, cafés, marchandes de modes, maisons de jeu, etc., et nous nous expliquerons la vogue dont jouissait jadis le Palais-Royal,—qui était le rendez-vous de tous les débauchés de Paris et de tous les curieux de l'Europe.

Et les fameuses galeries de bois,—le camp des Tartares, comme on les appelait! Mon grand-père m'en parlait aussi, mais avec moins d'aigreur que Mercier, qui a écrit : « Les Athéniens élevaient des temples à leurs Phrynés ; les nôtres trouvent le leur dans cette enceinte... Les agioteurs, faisant le pendant des jolies prostituées, vont trois fois par jour au Palais-Royal, et toutes ces bouches n'y parlent que d'argent et de prostitution politique. Tel joueur à la hausse et à la baisse peut dire : « Rome n'est plus « dans Rome, elle est toute où je suis. » La Banque se tient dans les cafés ; c'est là qu'il faut voir et étudier les visages subitement décomposés par la

perte ou par le gain : celui-ci se désolo, celui-là triomphe. Ce lieu est donc une jolie boite de Pandore; elle est ciselée, travaillée, mais tout le monde sait ce que renfermait laboite de cette statue animée par Vulcain. Tous les Sardanapales, tous les petits Lucullus logent au Palais-Royal, dans des appartements que le roi d'Assyrie et le consul romain eussent enviés...

« Quoique tout augmente, triple, et quadruple de prix dans ce lieu, il semble y régner une attraction qui attire l'argent de toutes les poches ; surtout de celles des étrangers, qui raffolent de cet assemblage de jouissances variées et qui sont sous la main : c'est que l'endroit privilégié est un point de réunion pour trouver dans le moment tout ce que votre situation exige dans tous les genres. Il dessèche aussi les autres quartiers de la ville, qui déjà figurent comme des provinces tristes et inhabitées. La cherté des locations, que fait monter l'avide concurrence, ruine les marchands. Les banqueroutes y sont fréquentes : on les compte par douzaines. C'est là que l'effronterie de ces boutiquiers est sans exemple dans le reste de la France; ils vous vendent intrépidement du cuivre pour de l'or, du strass pour du diamant; les étoffes ne sont que des imitations brillantes d'autres étoffes vraiment solides ; il semble que le loyer excessif de leurs arcades- les autorise à friponner sans le plus léger remords. Les yeux sont fascinés par toutes ces décorations extérieures qui trompent le curieux

séduit, et qui no s'aperçoit de la tromperie qu'on lui a faite que lorsqu'il n'est plus temps d'y remédier... Il est triste, en marchant, de voir un tas de jeunes débauchés au teint pâle, à la mine suffisante, au maintien impertinent, et qui s'annoncent par le bruit des breloques de leurs deux montres, circuler dans ce labyrinthe de rubans, de gazes, de pompons, de fleurs, de robes, de masques, de boîtes de rouge, de paquets d'épingles longues de plus d'un demipied; ils battent le camp des Tartares dans cette oisiveté profonde qui nourrit tous les vices, et l'arrogance qu'ils affectent ne peut dissimuler leur profonde nuliité. »

Ainsi écrivait, d'un ton rogue et désagréable, l'auteur du Tableau de Paris : j'ai toujours préféré à sa noire peinture du Palais-Royal le pastel rose que m'en faisait mon aimable grand-père, et si la morale se félicite de ce qu'il est aujourd'hui, nos yeux à tous doivent s'en chagriner,—la belle impure est devenue une abominable duègne, la pomme d'amour n'est plus qu'un trognon.

Mais je m'éloigne, en digressionnant, de mon café de la Rotonde, contemporain des cafés de Foy, de Corazza et de Valois; j'y reviens à plume abattue.

Le café de la Rotonde est peut-être le plus ancien de la capitale; en tous cas, c'est le plus connu. Tout d'abord il s'appelait le café du Caveau, par l'excellente raison que, tout d'abord, il était sous terre, et que l'on y descendait au lieu d'y monter. La Correspon-

dance secrete constate cela : « Le Caveau, dit-elle, est le nom que l'on donne à un café fort à la mode, placé dans un petit souterrain arrangé avec goût dans le jardin du Palais-Royal. Il est tenu par le nommé Dubuisson. Les agréables oisifs, les habitués de l'Opéra, et surtout les amateurs de bonnes glaces, dont il s'y fait un débit prodigieux, s'y rendent a différentes heures du jour. Quelques gens de lettres y vont faire leur digestion plus ou moins laborieuse. C'est un tribunal duquel on peut appeler à celui du bon sens, mais dont les décisions font toujours une impression momentanée. »

Vers 1802, le café du Caveau était devenu le café du Perron, et, de la cave, il était monté au rez-dechaussée. Cette transformation avait été la conséquence de celle du jardin du Palais-Royal, rendu & sa destination première par l'incendie du Cirque, qui en occupait la meilleure place. Cuisinier, son propriétaire, voulant utiliser l'espace qui s'étendait devant son café, demanda l'autorisation d'y établir un pavillon semi-circulaire devant aboutir aux quatre arcades qui formaient l'entrée de son établissement, —et le café de la Rotonde fut.

Le 25 mars 1802, jour de la signature du traité d'Amiens, Cuisinier, en homme d'à-propos, substitua au titre primitivement adopté par lui celui que le canon des Invalides lui indiquait,—et le café de la Rotonde devint le Pavillon de la Paix.

Ce nom n'ajamais cessé d'être inscrit sur son fron-

ton : c'est probablement pour cela qu'on n'a jamais cessé de l'appeler café de la Rotonde.

Son propriétaire actuel, M. Louvet, lui a fait subir, il y a quelques années, une métamorphose. De simple qu'il était au début, il est devenu élégant. Une marquise tendue tout autour, extérieurement, permet aux consommateurs qui fument (on ne fume pas à l'intérieur) de consommer en fumant—ou de fumer en consommant, ad libitum. A l'intérieur, ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales, dus au pinceau de Séchan et de Diéterle, les habiles décorateurs. Le fond de la boiserie est une imitation de placage en bois de rose, avec encadrements et chapiteaux dorés. Le comptoir, moitié palissandre et moitié bois de rose, est élevé sur un socle de marbre blanc, comme un trône,—et je comprends que les madrigaux y poussent sur les lèvres des consommateurs qui, n'ayant là ni le droit de fumer, ni le droit de jouer, n'ont rien autre chose à faire qu'à regarder la dame de comptoir.

Un café où l'on ne fume pas, où l'on ne joue pas, —ni au trictrac, ni aux échecs, ni au whist, ni aux dominos, ni à rien,—c'est déjà une singularité. Il y a quelques années, le café de la Rotonde en avait une autre à offrir au public : c'était la superbe voix de basse-taille de l'un de ses garçons-verseurs. Ce garçon, qui s'appelait Lafont, était appelé Lablache par tout le monde, à cause de la sonorité de son organe qui ébranlait les carreaux du pavillon lorsqu'il de-

mandait, en versant : « Pas d'crème, Mossieu?... » De peur d'user sa voix, dont il était fier, LablacheLafont ne travaillait que durant six mois de l'année, pendant l'été, — gagnant, parait-il, assez d'argent pour se reposer durant l'hiver. Une vieille marquise, frappée du retentissement stentoréen de sa voix, et s'intéressant naturellement à elle, le fit entrer au Conservatoire afin qu'il la développât d'une façon plus heureuse encore pour lui. Mais, au Conservatoire, Lafont-Lablache ne put, ne sut, ou ne voulut rien Élire; d'ailleurs, comme il avait la nostalgie du tablier blanc et de la veste ronde, il retourna au café de la Rotonde et reprit ses fonctions de verseur. Il est mort fou.

IV

LE CABARET DES VRAIS AMIS

Quand on sort de l'ancien Paris, par l'ancienne barrière Montparnasse, pour entrer dans le nouveau, on se trouve dans une longue rue tumultueuse et grouillante, bordée de guinguettes et de cabarets de toutes sortes. Cette rue s'appelle la rue de la Gaîté.

Elle est bien nommée, assurément, puisque, depuis l'aube jusqu'aux dernières limites de la soirée, on y boit, on y festine, on y danse, on y chante, on s'y bat,—puisqu'il y a des bals, des restaurants, des cafés et des cabarets.

Elle est mal nommée si l'on songe que derrière ces cabarets, ces cafés, ces bals et ces restaurants il y a l'immense cimetière du Sud où arrivent, à chaque heure de la journée, une foule nombreuse d'hôtes pressés de jouir du repos éternel.

Mais on n'y regarde pas de si près chez nous, les civilisés! Tout au contraire, même, il semble que le voisinage de ces morts donne une saveur plus grande aux joies de ces vivants : c'est le poivre de leurs ragoûts. Puisqu'on meurt, vivons! Puisqu'on dort, veillons! Puisqu'on pleure, rions!

La rue de la Gaîté est donc bordée de popines grandes et petites : le cabaret de Richefeu, le cabaret des Deux-Edmond, le café des Mille Colonnes, la Californie, et tout au bout, à l'endroit où cette rue se confond avec la chaussée du Maine, le cabaret des vrais Amis, tenu par la mère Cadet.

Vous l'avez connu, n'est-ce pas, ce cabaret de la mère des Cab? Non pas celui qu'elle a ouvert à côté depuis sept ou huit ans ; mais l'autre, le vrai, le seul, l'unique, où il y avait un jardin orné de platanes et de treilles bourgeonnantes; un cabaret des bons jours,—des jours de notre jeunesse,—peint en rouge à l'extérieur, avec une cuisine à droite, en entrant, et Cartouche, gravement campé au milieu, immobile comme un chien de faïence qu'il était presque... Brave Cartouche ! bon vieil animal ! tu ne mangeras plus de pavés,—toi qui les aimais si immodérément autrefois!...

A chaque minute, des cris plus ou moins euphoniques—des cris de ventres affamés—partaient du jardin situé derrière la maison, le long du cimetière Montparnasse, et arrivaient bruyamment aux oreilles du personnel de la cuisine; lequel personnel était in-

variablement composé de la mère Cadet, de son mari, d'une petite bonne et de deux énormes chiens, —dont une chienne.

—Mère Cadet! mon bifteck aux pommes!-Cartouche, à bas les pattes!—Eh bien! ce potage, maman Cadet, ce potage!—Félix, la répétition est commencée !—Mère Cadet, un litre et trois sous de pain!-—Mon boeuf aux choux, mère Cadet!—Mère Cadet, mon ragoût aux pommes!—Et caetera, et caetera, et caetera.

Les pommes de terre jouaient un grand rôle dans la confection des mets cuisinés de la propre main de la mère Cadet. De mémoire d'estomac, on n'y a jamais demandé ni mangé de perdrix, de cailles, de truffes, d'huîtres,—pas plus que de sauces à la mayonnaise, à la Marengo, à l'espagnole ou au velouté. L'ordinaire y était très-ordinaire, car les comédiens ne sont pas riches, et d'ailleurs, les dents de vingt ans grignottent tout avec la plus grande philosophie.

Une seule fois cependant, une seule ! un noble voyageur —quelque quincailler attardé —entra et demanda un morceau de poulet et une bouteille de bordeaux. Tout le monde alors l'entoura, et la mère Cadet fut tentée de crier à la servante ébahie,— commo Lireux au contrôleur de l'Odéon qui était venu lui annoncer, un soir, tout effaré, la présence dans la salle d'un spectateur payant :—« Qu'on lui porte une chaufferette!... » Demander du poulet chez

la mere Cadet, c'était demander du sphinx,—et on aurait eu plutôt du sphinx que du poulet. Quant au vin de Bordeaux, il y était aussi inconnu que le xérès, le valdépénas, le porto ou le lacrymaChristi...

Après avoir traversé une petite salle qui, avec la grande salle du premier, où il était défendu de fumer,—mais où l'on fumait extraordinairement,— était le seul endroit où l'on pût braver la pluie et la bise, on arrivait de plain-pied au jardin.

Ah! ce jardin! ce jardin ! comme il sentait bon l'esprit et la gaieté! Que de chansons! que de baisers! que de petites querelles, vite apaisées! que de grandes promesses, vite oubliées! que de projets d'avenir! que d'espérances de succès !... Cela sonne à mon souvenir aussi doucement que les touches de verre d'un harmonica...

Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours, Et je me ressouviens de mes jeunes amours...

On pourrait dire de ce jardin qu'il a été l'antichambre de la gloire, du succès et de la fortune : car il faut bien vous imaginer que tous les comédiens et toutes les comédiennes que vous applaudissez ou que vous avez applaudis ne sont pas sortis du Conservatoire. Quelques-uns, je ne dis pas ! mais le plus grand nombre sortait de ce Conservatoire qui s'appelle la province et les théâtres de la banlieue. Je préfère cette école-là pour eux, comme je préfère, pour les

artistes, l'étude de la nature à l'étude du modèle d'académie.

Interrogez la plupart des grands et petits artistes qui ont fait ou font encore l'illustration des théâtres de Paris, et tous vous répondront, s'ils ont la mémoire du coeur,—et, à défaut de celle-là, la mémoire de l'estomac,—tous vous répondront avec attendrissement : « Brave mère Cadet !... »

Brave femme, en effet, qui a donné la pâture à une génération tout entière de ces oiseaux nomades qu'on appelle des comédiens,—à qui le bon Dieu, qui ne peut pas songer à tout, oubliait parfois de la donner ! Tous, ou presque tous, ont passé par sa cuisine hospitalière avant d'arriver à la gloire,—ou tout au moins à la réputation et à l'argent... Ils débarquaient les uns de Brives-la-Gaillarde, les autres de Meaux, ceux-ci de Rouen, ceux-là de Carpentras,— blêmes, écloppés, affamés, tirant la langue et le diable par la queue... Ils venaient frapper à cette porte toujours ouverte, y montraient patte blanche, entraient, s'asseyaient, mangeaient, buvaient,—se moquaient, en un mot.

Quelques-uns veulent que je les oublie ou méritent d'être oubliés. D'autres ne renient pas ou n'ont pas renié ce passé joyeux et pauvre où l'on menait celte vie de bohème si poétique et si belle,—lorsqu'elle est menée honnêtement et spirituellement.

C'est là que sont venus les deux Gabriel, le Gabriel des Variétés, aujourd'hui mort,—celui qui jouait le

Soslhènes des Saltimbanques avec Odry, qui jouait Bilboquet,—et le Gabriel, toujours vivant, qui a joué à la Porte-Saint-Martin le rôle du tonnelier-ténor dans la grande Revue des frères Cogniard, alors directeurs de cette salle; puis Bignon, le vrai Bignon, le seul Bignon, un artiste de talent, le Bignon de l'Odéon, de la Porte-Saint-Martin, du Théâtre-Historique; puis Larochelle, excellent comédien de l'Odéon, aujourd'hui l'habile directeur du théâtre Montparnasse; puis Clarence, le mélancolique Clarence, qui jouait si mélancoliquement les rôles mélancoliques,

l'Andrea del Sarte d'Alfred de Musset, le Raphael de Méry, l'Henri de l'Angèle de Dumas; puis Munie,

l'Ivan de je ne sais plus quelle pièce à fourrure et en vers du théâtre de l'Odéon ; puis Verner, le traître de l'Ambigu, aujourd'hui directeur d'une troupe de province ; puis Castellano, le jeune premier du même théâtre; Laurent, le comique ; Leriche. le père noble du Palais-Royal ; Arsène, le régisseur du ThéâtreLyrique; Beauvallet, le premier rôle tragique du Théâtre-Français; Félix, du Vaudeville ; Surville, de la Gaîté ; Villars, du Gymnase ; Augustin, aujourd'hui mort, et de son vivant comique du Palais-Royal et auteur de plusieurs vaudevilles joués au théâtre de la Cité; puis Rhozevil, du Gymnase; Gil-Pérez, du Palais-Royal ; Alcide Tousez; Julien Deschamps; Lafontaine, jeune premier élégant du Gymnase, puis du Théâtre-Français, puis aujourd'hui du Vaudeville; et enfin Tisserand, le comédien de l'Odéon.

Elles y sont venues aussi, toutes ces Célimènes, toutes ces Marions, toutes ces Zerbines, toutes ces Toinettes, toutes ces ingénues, toutes ces soubrettes, toutes ces amoureuses, lis mélancoliques ou pivoines insolentes,—fleurs charmantes que la vie errante avait un peu décolorées et étiolées.... Nous les avons vues là—groupes babillards et fredonneurs—assises sur les bancs chancelants, devant les tables vermoulues des tonnelles du cabaret des Vrais Amis.

Ah ! ces tonnelles sont chères à plusieurs. Et quelques-unes de celles qui sont aujourd'hui de grandes dames ou de grandes comédiennes auraient bien dû se cotiser pour acheter ce jardin grand comme la main,—grand comme leur coeur!—afin d'y voir pousser et reverdir, dans leur automne, les joyeux et tendres souvenirs de leurs printemps...

Mais les femmes sont oublieuses,—les comédiennes surtout. Elles ont tant de rôles à apprendre qu'elles ne savent plus le lendemain celui qu'elles ont joué la veille.

Ah! Zéphirine ! souvenez-vous de ce grand jeune homme blond, maigre comme un clou,—mais comme un clou auquel vous n'avez jamais voulu vous accrocher, charmant pastel de Latour !.... Souvenez-vous de ce grand enfant de vingt ans qui baisait si dévotement vos blanches mains, vos blanches épaules, votre brune chevelure, le pan de votre robe rayée, le ruban bleu que vous aviez porté pendant le jour, la dentelle que vous aviez chiffonnée pendant la nuit,

la fleur quo vous aviez respirée, le livre que vous aviez lu !... Souvenez-vous, infidèle Zéphirine, du trop fidèle fils de M. Ducantal,—ce père si terrible et si enrhumé!... Il vous aimait comme tous les amoureux aiment leur première maîtresse. Il vous aimait à en perdre le sommeil, l'appétit, la santé, la raison et l'esprit,—toutes choses qu'il avait avant de vous connaître, et qu'il n'a pas entièrement retrouvées depuis. Il vous aimait follement et bêtement parce qu'il était jeune,—rien que jeune!—et que vous étiez, vous, jeune et belle.

Oui, parmi toutes ces futures princesses de la rampe,—soubrettes ou grandes dames,—vous étiez la plus jeune et la plus belle! Vous rayonniez entre toutes comme la lune parmi les astres inférieurs; car elles étaient, pour la plupart, blondes, rousses ou châtaines : vous seule étiez brune comme la passion, brune comme les ténèbres, brune comme la tristesse..- Elles avaient toutes passé la vingtième année,—pas de beaucoup, mais elles l'avaient passée. Vous seule étiez encore dans ce que les Anglais appellent le teens, —l'âge adorable où le coeur entre en efflorescence, comme un jardin au mois d'avril.

J'ai beau vous voir à distance,—à travers la brume des souvenirs, — je no me trompe pas sur votre compte, allez !... Je vous vois telle que vous étiez,—et tel aussi que j'étais.

D'ailleurs, tous les amoureux trouvent leur maîtresse jolie. Ils la préfèrent à toutes les autres femmes

de la terre,—fût-elle laide comme la Kaïfakatadary des Mille et une Nuits. Et ils ont bien raison. Aucun homme, jusqu'à trente ans, ne doit s'apercevoir qu'il existe une femme laide.

Mais il parait que vous étiez décidément belle, puisque d'autres que moi vous l'ont dit,—d'autres qui n'avaient plus trente ans depuis longtemps.

Eh ! pardieu ! vous la connaissez bien, vous, et puis vous encore ! Car, la pauvre chère fille! elle est maintenant mariée avec le public,—comme l'a dit de luimême, en riant, un humoriste allemand.

La cruelle et chère enfant ! je l'aurais pourtant suivie au bout du monde,—si le monde avait eu un bout, si j'avais eu un peu de la monnaie des millions de M. Rothschild, et si elle avait eu un peu, elle-même, la monnaie du coeur millionnaire de sainte Thérèse, qui aurait pu dire de Maria ce qu'elle disait du diable : » La malheureuse ! elle ne sait pas aimer!... » Mais non,—rien ! pour moi, du moins, et aussi pour quelques autres. Car, si j'y ai perdu un peu de ma cervelle,—dans celte folle aventure de ma jeunesse, —d'autres ont commis l'irréparable faute de se la brûler tout entière, avec des pistolets de tir...

Voilà bien des raisons, pour moi, d'aimer ce cabaret de la mère Cadet, n'est-ce pas? J'en ai d'autres encore, qui sont les amicales buveries faites là, sous ces fraîches tonnelles, les soirs d'été, en compagnie de gens de lettres et d'artistes aujourd'hui plus connus que moi—et alors aussi inconnus que moi. Leurs

noms? Vous les trouverez trois ou quatre fois répétés dans le cours de ce livre, et j'imagine qu'il serait ennuyeux pour vous de les relire ici.

Ce cabaret des Vrais amis aura été pour eux et pour moi, leur humble historien, ce qu'a été le cabaret de la mère Saguet—son ancien voisin, rue du Moulin de Beurre —pour Victor Hugo, Charlet, Raffet, Béranger, Thiers, Marc Fournier, Poterlet, Édouard Donvé, Juhel, Davignon, Dévéria, Fonta, Romieu, Collinet, Abel Hugo, Auguste de Chatillon, Gavarni, David d'Angers, Hippolyte Bellangé, Alexandre Dumas, Philippe Rousseau, Louis Boulanger, Tony Johannot, Chenavard, Armand Carrel—et quelques autres de la génération de 1830. On se réunit autour d'une table vermoulue, devant quelques pots de faïence brune remplis jusqu'aux bords d'un vin rose et suret, et là, oubliant les difficultés du présent, on cause des splendeurs de l'avenir : on a vingt ans.

«—Tu seras un grand artiste, toi !

«—Toi, tu seras un grand écrivain !

«—Tu seras un grand financier, toi!

«—Toi, tu seras un grand ministre !

«—Tu seras un grand savant, toi!

«—Toi, tu seras un grand paresseux ! »

Comme on n'avait pas le moyen d'aller consulter les sorcières, comme Macbeth, on se tirait mutuellement la bonne aventure, on se réservait la fève du gâteau de l'avenir,—on se sacrait roi par avance. Je ne sais pas si mes prédictions se sont réalisées à

l'endroit de mes amis, je sais que les leurs se sont réalisées au mien: je suis devenu, en effet, un grand paresseux !

V

LE CAFÉ MINERVE

Son nom dit sa date—et presque sa situation. Ce n'est pas aujourd'hui, époque de réalisme et règne de la pièce de cent sous, qu'on oserait baptiser ainsi un café. Il fallait l'époque des Muses académiques et le voisinage du Théâtre-Français pour donner ce nom de la déesse de la Sagesse à une buvette littéraire.

Le café Minerve, situé à l'encoignure de la rue Richelieu et du coude formé par la rue Montpensier, florissait surtout vers l'année 1820, et c'était là que se réunissaient, à l'issue des premières représentations ou des reprises éclatantes, les beaux esprits du temps, les amis de la saine tragédie—et même les amis de l'absurde mélodrame—dont les oeuvres, ainsi que les noms, sont aujourd'hui plongés dans le plus complet oubli. Quelques années auparavant, c'était dans un

café voisin, fondé par Constant, l'ancien valet de chambre de Napoléon, au coin de la rue Richelieu et de la rue Saint-Honoré, que s'était établie leur parlotte. Plus tard, et durant de longues années, ce fut au café du Théâtre-Français, sous le péristyle même de ce théâtre.

Comment se soutint la vogue du café Minerve? Ce sont là de ces choses qu'il importe peu de savoir. Après avoir plusieurs fois changé de propriétaire, cet établissement avait été acheté, dans ces derniers temps, par Grassot, le comique du Palais-Royal, qu'une extinction de voix avait forcé de se retirer du théâtre, et qui avait été demander « à de bons moines» le secret d'un punch avec lequel il n'avait par tardé à battre monnaie. Mais le pauvre comédien ne devait pas régner longtemps au café Minerve : il y a deux ans qu'il est mort- après un propriétariat d'une dizaine de mois.

Mort aussi, pour cause d'expropriation publique, le café du Théâtre-Français. Aussi la clientèle de celui-ci se rejetant forcément dans celui-là, on est admis à contempler chaque soir, jouant au whist ou philosophant, soit dans la salle commune, soit dans le petit salon qui donne sur la rue Richelieu, bon nombre de phalanstériens panachés d'artistes et de poètes : Toussenel, le trop spirituel auteur du Monde des Bêtes; Eugène Pelletan, l'auteur lamartinien de la Profession de foi du XIXe siècle; Karl Girardet, le peintre suisse ; Jules Sandeau, l'heureux auteur de

Mademoiselle de La Seiglière ; Léon Laya, le non moins heureux auteur du duc Job; Philibert Audebrand, dont le nom dit les titres; Antony Méray, Guillon, de la feue Démocratie pacifique; Ch. Sauvestre, le Paul-Louis Courier de l'Opinion nationale—de M. Guéroult; Brindeau, le sociétaire du Théâtre-Français; Raphaël Félix , le mandataire actuel d'Alexandre Dumas; le docteur Trois Étoiles; et quelques autres dont j'oublie les noms et les titres, affligé que je suis de la papillonne, qui m'empêche de fixer longtemps mon attention sur le même objet.

Voilà le café Minerve. Avant de le quitter, cependant, je me permettrai de le signaler à ceux de mes confrères qui aiment les endroits où l'on fait peu de bruit et où l'on trouve tous les journaux,—ceux d'hier et ceux de demain, la Revue contemporaine et le Diogène. C'est précieux comme renseignement, à ce qu'il me semble, et j'ai été très-content le jour où on me l'a donné : cela m'économisait ainsi des séances au cabinet de lecture du passage Jouffroy,—et il est toujours très-agréable, pour un fumeur-lecteur, de lire en fumant.

VI

LA CALIFORNIE

On ne pouvait choisir une plus violente antithèse, —d'autant plus violente lorsqu'on sort de la lecture du Satyricon de Pétrone et qu'on vient d'assister aux plantureuses goinfreries du festin de Trimalchion.

Les deux ripailles forment pendants, et l'on pourrait les accrocher aux murs d'une salle à manger,— comme on fait des Gras et des Maigres de Breughel-leVieux. Ce sont les deux extrémités de la vie sociale se

rencontrant dans la satisfaction d'un besoin commun, avec des manifestations diamétralement opposées : c'est l'humanité en passe de se gaver !

Vous vous rappelez, n'est-ce pas, ces pages du grand satirique où grouille dans toute sa hideur et dans toute sa monstrueuse débauche cette société romaine invitée au gigantesque prandion de Trimalchion le Magnifique? Vous revoyez ces courtisans et ces courtisanes, ces parasites et ces baladins, ces philosophes et ces mignons, ces libertins et ces eunuques, accourus là comme une meute affamée, au signal de cet ancien portefaix devenu porte-richesses, qui, en roulant de boue en boue, d'immondices en immondices, do bassesses en lâchetés, a trouvé moyen d'amasser des millions de sesterces?

Tout est en or chez cet insolent parvenu, chez ce Sardanapale bourgeois, chez ce gueux considéré parce qu'il a un avoir considérable. Tout est en or,—depuis le collier du chien jusqu'au collier du maître, depuis le portier jusqu'au giton , depuis la niche jusqu'à la salle à manger. On entre, et, sous le vestibule, on rencontre d'abord le concierge, fonctionnaire traditionnel, habillé de vert et ceint d'une écharpe de soie cerise, en train d'écosser des pois dans un plat d'or. Au-dessus de la loge de cet animal domestique est accrochée une cage d'or, renfermant un oiseau que depuis ont adopté tous les portiers,—je veux dire une pie qui donne le bonjour aux conviés à mesure qu'ils entrent dans ce palais du roi Million. A côté de

la loge, un énorme dogue, enchaîné avec des chaînes d'or, est peint sur le mur, avec cette inscription,— qui est une aimable plaisanterie, puisque le molosse ne peut mordre : CAVE. CAVE. CANEM. Plus loin, des fresques—où l'or domine, naturellement—représentent les différents épisodes de la vie de ce fastueux parvenu qui ne sait comment dépenser ses as, ses deniers et ses nummes ; une fresque, entre autres, montre les trois Parques filant sa destinée avec des fuseaux d'argent et des fils d'or. Tout est en or, tout, —excepté cependant les mets que mangent les invités.

Quels mets! quels plats! quels ragoûts !

Trimalchion, le crâne couvert d'un voile, le corps couvert d'une robe de pourpre, ayant au cou une serviette bordée d'écarlate, au bras un bracelet d'ivoire lamé d'or, aux dents un stylet d'argent,—donne l'ordre d'enlever le premier service,—ce qui se fait au son des instruments. Ce premier service ne compte pas; c'est pour mettre les convives en appétit, c'est l'antecoena,—c'est l'absinthe. On va manger plus sérieusement tout à l'heure,—et plus sérieusement aussi boire. Des esclaves égyptiens font circuler le pain dans des fours d'argent. Des valets apportent des becfigues tout préparés dans des oeufs de paon ; d'autres, des porcs eutiers remplis de saucisses et de houdinstout cuits; d'autres, des surmulets nageant dans une sauce de garum poivré ; d'autres, des sangliers dont les flancs entrouverts laissent envoler

des essaims de grives ; d'autres, des volailles grasses, excessivement grasses, presque aussi grasses que Trimalchion; d'autres, autre chose. Le tout plantureusement arrosé de tonneaux de vin miellé et de flacons de falerne centenaire,—un falerne du temps du consulat d'Opimius !

Quant aux assiettes dans lesquelles on sert ces savoureuses choses, ai-je besoin de dire en quelle porcelaine elles sont ? Une porcelaine qui porte gravés le nom du maître et le poids et le titre du métal ! Une porcelaine qui se bossue en tombant, et que d'ailleurs on ne ramasse pas,—Trimalchion la faisant balayer avec les autres ordures !...

Ah! c'est que cet homme chauve, vieux, laid et bête, possède des terres d'une si grande étendue, qu'un milan ne pourrait les traverser d'un vol! C'est que l'or est en monceaux dans ses chambres comme le blé dans ses champs après la moisson ! C'est que le nombre de ses esclaves est si grand que la dixième partie d'entre eux ne le connaît même pas ! C'est que tout ce qu'on peut imaginer croît dans ses domaines, et qu'au lieu de rien dépenser il ne peut qu'amasser, amasser toujours, amasser sans cesse, joindre un million à un million, et un milliard à un milliard,— ce Trimalchion de Carabas !

Et voulez-vous savoir par quels sentiers—par quelles sentines plutôt—il a dû passer pour arriver à cette colossale prospérité? Tenez, il va vous le dire lui-même, car il n'est pas fier, Trimalchion,—et de

plus il est ivre. Il a envoyé une coupe d'or à la tête de Fortunata, la digne guenon de cet abominable singe, et, comme elle se plaint parce qu'elle est blessée et que son sang coule, il s'écrie :

«—Tu oublies donc le moulin d'où je t'ai tirée, misérable?... L'ambition te gonfle comme la grenouille, mais tu te craches sur le nez !... Va! va ! j'aurai soin de te rogner les ongles; tu sauras comment je m'y prends I Je me suis cuirassé l'estomac de bon vin, et je dis au froid : Va te promener !... Je te le dis aussi à toi, mégère ! Grains mon courroux!... Tu dois me connaître : ce que j'ai résolu de faire, je le fais, rien ne m'en empêche... Laissez-la, mes amis, ne vous occupez plus d'elle... Laissez-moi causer avec vous... Je me suis vu, mes amis, aussi gueux que vous autres... Mon adresse m'a tiré d'embarras... C'est le coeur qui fait l'homme... J'achète bien, je vends encore mieux.., Mon bonheur me fait tressaillir d'aise, et voilà que lu pleures, mauvaise bête! Mais je te donnerai bientôt des sujets légitimes de larmes, misérable !... Je n'ai pas toujours été ce que je suis aujourd'hui, mes amis. Je n'étais pas plus haut que ce giton lorsque j'arrivai d'Asie... Je ne passais pas un jour sans me frotter les joues avec l'huile que je dérobais aux lampes, afin de me faire pousser la barbe... C'est ainsi que, petit à petit, par ma docilité, par mon savoir-faire, je gagnai la confiance et les bonnes grâces de mon maître, qui me laissa, en mourant, une grande partie de sa succession... Son opulence

eût satisfait un sénateur; moi, cela ne me satisfit pas... On ne saurait avoir trop de Liens... Je me jetai donc dans le commerce pour augmenter ceux qu'on m'avait laissés... Je fis construire cinq vaisseaux ; le vin était rare, j'en composai leur cargaison et les envoyai à Rome, d'où ils ne revinrent pas, ayant sombré... Neptune, dans un seul jour, m'avait englouti deux millions de sesterces! Un autre aurait été consterné ; je ne le fus pas et je ne songeai qu'aux moyens de réparer ma perte... Je fis construire d'autres navires plus grands que les premiers, et qui mirent à la voile sous de plus heureux auspices... Ce fut alors que Fortunata fit son devoir, pourquoi ne le dirais-je pas? Elle vendit ses bijoux et ses habits et m'apporta sept cents pièces d'or. Cet argent fut le levain de ma prospérité : les dieux le firent fermenter, et cette première course me rendit deux millions de profit. J'acquis la réputation d'un homme ferme et habile... Je rachetai les terres que mon maître avait possédées. Je fis bâtir un palais. Je devins maquignon... Tout ce que je louchais se convertissait aussitôt en or, et mon bien s'arrondissait comme un rayon de miel... Je ne tardai pas à avoir entre les mains des fonds assez considérables pour acheter une province... Je me mis alors à prêter à usure, et je me retirai du commerce... Il m'arrivera bientôt une succession... j'y compte... et si je parviens à réunir sous ma main tout le domaine de la Pouille, je me trouverai assez riche... Croyez-moi, mes amis, ayez un

million pour valoir un million... Un as vous avez, un as vous valez ; avoir considérable, homme considéré... J'ai été grenouille, je suis aujourd'hui taureau... »

C'est qu'il le dit ainsi, ce misérable millionnaire: Assam habeas, assem valeas: habes, habeberis ! Qui n'a pas, n'est pas ! C'est le proverbe des Italiens : Chi non ha non e.

Maintenant, fermez vos yeux éblouis par les splendeurs du palais de ce parvenu—qui traitait si famillionnairement ses convives,—et rouvrez-les, à dixhuit siècles d'intervalle, sur cette immense et sordide mangeoire qui s'appelle la CALIFORNIE, entre le boulevard de Vanves et la chaussée du Maine.

En prenant le boulevard, à gauche, on longe rapidement quelques maisons jaunes, à persiennes vertes, à physionomie malsaine et débraillée, qui remplacent par de gigantesques numéros le classique dieu des jardins ; puis on arrive à une allée boueuse, bordée d'un côté par un jeu de Siam, et de l'autre côté par une rangée de vieilles femmes qui débitent, moyennant un sou la tasse, une façon de brouet noir qu'elles voudraient bien faire passer pour du café. C'est l'Estaminet des pieds hvmides,—ainsi nommé parce que les gens qui le hantent ont l'habitude de s'asseoir Perpendiculairement, comme des I et non comme des Z.

Au bout de cette boue est la Californie, c'est-à-dire le réfectoire populaire et populacier de cette partie de Paris.

La Californie est enclose entre deux cours. L'une, qui vient immédiatement après le passage dont nous venons de parler, et où l'on trouve des séries de tables vermoulues qui servent aux consommateurs dans la belle saison. On l'appelle orgueilleusement «< le jardin, » je ne sais trop pourquoi,—à moins que ce ne soit à cause des trognons d'arbres qu'on y a jetés à l'origine, il y a une dizaine d'années, et qui se sont obstinés à ne jamais verdoyer. L'autre cour sert de vomitoire à la foule qui veut s'en aller par la chaussée du Maine.

Le réfectoire principal est une longue et large salle, au rez-de-chaussée, où l'on ne pénètre qu'après avoir traversé la cuisine, où trône madame Cadet,—la femme du propriétaire de la Californie. Là sont les fourneaux, les casseroles, les marmites, tous les engins nécessaires à la confection de la victuaille.

Avant d'aller plus loin, avant de faire connaissance avec les mangeurs, disons un mot des mangés,— c'est-à-dire de la consommation de cet étrange établissement.

Parlons en chiffres,—comme la musique GalinPâris-Chevé. C'est plus éloquent que des phrases.

Il est inutile de faire observer que la Californie n'a pas les ressources culinaires et gastronomiques des Frères Provençaux, et que l'agréable y est sacrifié à l'utile. Les chateaubriand y sont aussi inconnus que la purée-Crécy, la purée d'ananas et les saumonneaux du Rhin. La cuisine de la Californie a affaire à des

estomacs robustes et à des palais ferrés,—et non à des gourmets et à des délicats. Tels gens, tels plats. Le populaire ne connaît qu'une chose : le « fricot. » On lui sert du fricot,—sous les espèces du boeuf, du veau, du mouton et des pommes de terre.

Voici donc ce qu'on consomme à la Californie :

5,000 portions par jour, découpées dans un boeuf, dans plusieurs veaux et dans plusieurs moutons.

8 pièces de vin,—pour aider ces 5,000 portions à descendre là où faire se doit.

1,000 setiers de haricots par an.

2,000 setiers de pommes de terre,—132 kilogr. au setier.

55 pièces de vinaigre d'Orléans—ou d'ailleurs.

55 pièces d'huile à manger, dans la composition de laquelle le fruit de l'olivier n'entre absolument pour rien, (Peut-être qu'Adolphe Bertron, en revanche, y est pour quelque chose, lui qui, tout en s'occupant de ses affaires comme candidat humain, s'est occupé des affaires de l'humanité en inventant une « excellente /> huile à manger—faite avec les boues de Paris !...)

Le reste est à l'avenant.

Que si, maintenant, vous me demandez en quoi consistent ces portions et si elles sont appétissantes, je vous enverrai expérimenter la chose vous-même, —parce qu'il est assez délicat de se prononcer en pareille matière. Que si, cependant, vous me poussiez trop vivement, je vous répondrais que pour entrer dans ces hôtelleries de bas étage, il faut avoir néces-

sité bien urgente de se repaître, c'est-à-dire avoir les dents aiguës, le ventre vide, la gorge sèche et l'appétit strident. J'ai vu des gens se lécher les doigts et se pourlécher les lèvres après avoir ingéré le fameux plat Robert,—qui n'est pas autre chose qu'un « arlequin » à la sauce piquante, un satura lanx haut en saveur. Mais aussi j'ai vu d'autres gens sortir de là comme on sort du souper de madame Lucrèce Borgia, et jurer tous leurs dieux qu'on ne les y reprendrait plus. Faites un choix à présent !

En tout cas, on ne saurait se montrer exigeant— vu la modicité du prix des plats. Savez-vous que pour huit sous on peut dîner—et même copieusement—à la Californie?...

D'ailleurs aussi les convives de la Californie ne sont pas ceux du palais de Trimalchion.

Au milieu du festin de ce millionnaire romain, on conte des histoires, on soutient des controverses, — on se grise avec de la salive après s'être grisé avec du falerne opimien.

« —Un pauvre et un riche étaient ennemis... • commence un convive.

« —Un pauvre? «—interrompt Trimalchion avec étonnement. « Qu'est-ce qu'un pauvre? » ajoute ce « taureau, » qui ne se rappelle plus qu'il a été « grenouille »—ou, pour mieux parler, crapaud.

« —Ah ! charmant ! charmant ! charmant ! » — s'écrient de toutes parts les parasites, les repus, les satisfaits, les complaisants, les flatteurs, les lâches.

Si Trimalchion était entré dans l'immense réfectoire de la Californie, il se serait répondu à lui-même —et avec effroi.

Il y a là, en effet,—en train de lever le coude et de jouer « des badigoinces, » —la plus riche collection de porte-haillons, de loqueteux et de guenillons qu'il soit possible d'imaginer. Rembrandt et Callot en eussent tressailli d'aise. Ce sont les malandrins, les francs-mitoux, les truands, les mercelots, les argotiers, les sabouleux et autres « pratiques » du XIXe siècle. Société mêlée s'il en fut jamais ! Le pauvre honnête y coudoie le rôdeur de barrières, l'ouvrier laborieux y fraternise avec le « gouâpeur, » le soldat y trinque avec le chiffonnier, l'invalide avec le tambour de la garde nationale, le petit rentier avec la grosse commère, le cabotin avec l'ouvreuse de loges. C'est un tohu-bohu à ne pas s'y reconnaître, un vacarme à ne pas s'y entendre, une vapeur à ne s'y pas voir. Diogène, ce sont tes fils, ces gueux !

Les physionomies y sont aussi incohérentes que les costumes,—et la langue qu'on y parle est à la hauteur du « fricot » qu'on y mange. C'est là que j'ai appris, entre autres bizarreries, les dix ou douze manières d'annoncer la mort de quelqu'un : « Il a cassé sa pipe,—il a claqué,—il a fui,—il a perdu le goût du pain,—il a avalé sa langue,—il s'est habillé de sapin, —il a glissé,—il a décollé le billard,—il a craché son âme, » etc., etc. Montaigne eût aimé cet argot pittoresque, cette langue expressive et imagée, lui qui di5.

sait : « Le parler que j'aime, tel sur le papier qu'à la bouche, c'est un parler succulent et nerveux, court et serré ; non tant délicat et peigné, comme véhément et brusque; plutôt difficile qu'ennuyeux; déréglé, décousu et hardi : chaque lopin y fasse son corps; non pédantesque, mais plutôt soldatesque, comme Suétone appelle celui de Jules César. » Montaigne eût été content d'entendre « balancer le chiffon rouge » dans la grande salle de la Californie,—mais je doute fort qu'il eût été content d'autre chose. Le pittoresque a son charme—à distance.

Dans toutes ces conversations qui se croisent comme des feux de pelotons, et qui entrent autant dans les assiettes que dans les oreilles, il y a des notes malhonnêtes et des accents obscènes, qui détonnent au milieu des clameurs générales,—de même que, quelquefois, certaines notes honnêtes, certains accents candides détonnent au milieu de ce diabolique charivari. Cela dépend des jours et des heures. Avec un lambeau d'une de ces conversations-là, on reconstruirait facilement un des individus qui y prennent part,—tant le style sent l'homme, tant la caque sent le hareng, tant la parole se ressent du métier que l'on fait !

Ne croyez pas que j'exagère à plaisir et que j'embrunisse à dessein le tableau. All is true,—comme dit le vieux Shakspeare, qui, lui non plus, n'aurait pas dédaigné cette truandaille pour la placer dans ses drames, parmi ses gueux enluminés d'eau-de-vie et

ses filles de joie enluminées d'amour, les uns en pourpoints de drap couleur de misère et les autres en robes de taffetas couleur de feu. S'il y a là des chômeurs du lundi, des rigoleurs, des amis des franches lippées, des ouvriers pour de vrai, de braves artisans à calus et à durillons, en train de se désaltérer un brin, il y a aussi de faux ouvriers, des artisans en paresse, des misérables qui laissent pousser, le plus long qu'ils peuvent, le « poil » qu'ils ont dans.la main. Gibier d'hôpital peut-être, les uns; gibier de prison, à coup sûr, les autres.

Ainsi, il n'est pas rare de voir arriver dans cette bruyante hôtellerie, toujours pleine, un patron en quête d'ouvriers. Il croit, il a le droit de croire qu'il en trouvera là, au milieu de cette ribaudaille dépenaillée qui se paffe de ce vin bleu et se gave de « fricot. » H s'avance, il s'arrête devant une table, puis devant une autre, et crie à plusieurs reprises, de sa voix la plus claire, de façon à dominer la tempête : « Qu'est-ce qui veut travailler, ici? » PERSONNE NE RÉPOND,—parce qu'au lieu de s'embaucher, ces aimables fainéants aiment mieux se débaucher...

Je serais mal venu, assurément, d'essayer d'esquisser, après Leopold Flameng, les types multiples qui composent cette foule. La plume, malgré sa prolixité, est moins éloquente que le crayon. Un coup de pointe sur le cuivre, et voilà une physionomie esquissée, et à côté de celle-là cinquante autres—qui, toutes, ont leur valeur, leur accent, leur originalité. Je ne

puis que constater l'exactitude de son dessin et la véracité de son récit. Il raconte bien ce qu'il a vu et ce qui est visible tous les jours à l'oeil nu,—depuis neuf heures du matin jusqu'aux dernières heures de la journée. Allez-y demain, allez-y après-demain,—vous y rencontrerez les mêmes acteurs jouant la même pièce : elle est encore au répertoire pour longtemps!

Mais avant de laisser là cette question de tabernis, cauponis et popinis, je veux signaler à Flameng un type qu'il a oublié et qui existe parmi les habitués de la Californie. C'est ce petit voyou—« jaune comme un vieux sou « — qui se faufile entre les jambes des consommateurs et guette le moment où une assiette vient d'être abandonnée pour en vider les reliefs dans sa blouse. Quand il a suffisamment de rogatons sans forme et d'épluchures sans nom, il reprend son chemin avec les mêmes précautions, et s'en va sur le boulevard extérieur rejoindre des compagnons—auxquels il VEND son butin. Comprenez-vous?

Hélas ! la graine de gueux pousse encore plus vite que la graine de niais, à Paris. Le ciel nous garde d'en avoir dans notre jardin, vous et moi, amis lecteurs inconnus !

« Le dous Seigneur du firmament

Et sa douce chière Mère

Nous défendent de mort amère ! »

VII

LE CAFÉ DE FOY

C'est un des plus anciens et des plus illustres du Palais-Royal. Il fut ouvert, en 1749, par un ancien officier, M. de Foy, au premier étage de l'une des maisons qui bordaient le jardin du côté de la rue Richelieu. Les galeries de pierre n'étaient pas encore construites, niais un escalier particulier conduisait du café de Foy au bas de l'allée des Marronniers, où son propriétaire aurait bien voulu établir un débit de rafraîchissements. L'autorisation nécessaire avait été refusée à M. de Foy : vint son successeur, Joussereau (ou Josserand), qui avait une très-jolie femme, si jolie—qu'on la connaissait dans Paris sous le nom de la belle Limonadière. On était en 1774 ou en 1775 : Louis-Philippe-Joseph, duc d'Orléans, entendant parler de madame Joussereau , voulut tout naturelle-

ment la voir, et, pour cela faire, alla prendre une glace au café de Foy. Cette glace mit le feu à son coeur, il en revint prendre d'autres,—et madame Joussereau obtint, pour son mari, l'autorisation, tant de fois vainement sollicitée, de vendre des rafraîchissements dans la grande allée de Marronniers—sur l'emplacement de laquelle fut construite depuis la galerie Montpensier. Cette galerie construite, le café de Foy descendit du premier étage au rez-de-chaussée et s'installa à l'endroit où il est encore présentement.

On ne dirait pas, à le voir, modeste, pacifique, sans éclat, sans pompe, sans apparat, que c'est de là qu'est sortie, tout armée, comme Pallas du cerveau de Jupiter, l'immortelle révolution de 1789.

C'est de là, en effet, que, le 12 juillet 1789, un jeune homme de vingt-sept ans, natif de Guise près Vervins, condisciple de Robespierre au collège Louis-le-Grand, et alors aussi inconnu que lui, partit pour aller haranguer la foule qui, depuis quelques jours, s'attroupait, tumultueuse, dans le jardin planté par le cardinal de Richelieu. Il s'agit de Camille Desmoulins, on le devine.

« Il était deux heures et demie, raconte-t-il luimême; je venais de sonder le peuple. Ma colère était tournée au désespoir. Je ne voyais pas les groupes, quoique vivement émus et consternés, assez disposés au soulèvement. Trois jeunes gens me parurent agités d'un plus véhément courage ; ils se tenaient

par la main, je vis qu'ils étaient venus au PalaisRoyal dans le même dessein que moi ; quelques citoyens passifs les suivaient.—« Messieurs, leur dis-je, « voici un commencement d'attroupement civique, « il faut qu'un de nous se dévoue et monte sur une « table pour haranguer le peuple. »—«Montez-y! » —« J'y consens. » Aussitôt, je fus plutôt porté sur la table que je n'y montai. A peine y étais-je, que je me vis entouré d'une foule immense. Voici ma courte harangue, que je n'oublierai jamais :—« Citoyens, il « n'y a pas un moment à perdre. J'arrive de Ver« sailles ; M. Necker est renvoyé. Ce renvoi est le « tocsin d'une Saint-Barthélemy de patriotes; ce soir « tous les bataillons suisses et allemands sortiront « du Champ de Mars pour nous égorger ; il ne nous « reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes « et de prendre des cocardes pour nous reconnaître. »

« J'avais les larmes aux yeux, et je parlais avec une action que je ne pourrais ni retrouver ni peindre. Ma motion fut reçue avec des applaudissements infinis. Je continuai :—« Quelle couleur voulez-vous? » —Quelqu'un s'écria :—« Choisissez. »—« Voulez« vous le vert, couleur de l'espérance , ou le bleu « Cincinnatus, couleur de la liberté d'Amérique et

« de la démocratie? » Des voix s'élèverent : « Le vert,

« couleur de l'espérance! »—Alors je m'écriai :

* Amis ! le signal est donné. Voici les espions et les sa*

sa* de la police qui me regardent en face. Je ne

« tomberai pas du moins vivant entre leurs mains. »

—Puis, tirant deux pistolets de ma poche, je dis : « Que tous les citoyens m'imitent! » Je descendis, étouffé d'embrassements ; les uns me serraient contre leur coeur, d'autres me baignaient de leurs larmes; un citoyen de Toulouse, craignant pour mes jours , ne voulut jamais m'abandonner. Cependant, on m'avait apporté un ruban vert; j'en mis le premier à mon chapeau, et j'en distribuai à ceux qui m'environnaient... »

Deux jours après, la Bastille était prise.

J'avais lu, jeune homme plein de fièvre et d'enthousiasme, ces récits d'un autre temps, et j'avais hâte de voir de mes yeux ce berceau de la Révolution française, cet humble point de départ d'une si gigantesque chose. Ce fut avec une émotion particulière, que je n'ai pas retrouvée depuis, moi non plus, que j'osai franchir le seuil du café de Foy. Mon imagination l'avait grandi et élargi dans des proportions solennelles ; il me semblait que les murs allaient me raconter les légendes de cette fabuleuse époque qui avait changé la face de la France et du monde : je fus désappointé. L'heure était mal choisie, sans doute (une après-midi de juillet), car je n'aperçus là que des tables désertes, quelques-unes seulement ornées de consommateurs silencieux,—des vieillards qui lisaient gravement les gazettes du matin. J'avais peur de m'être trompé,—et je ne m'étais pas trompé. « C'est ici le séjour des ombres, du sommeil, et de la nuit paisible : »

Umbrarum hic locus est, somni noctisque soporx.

Ce n'est pas du café que l'on boit là : c'est du népenthès.

Je m'éloignai sans vouloir en voir ni en entendre davantage. Je ne me souciais pas de rester plus longtemps dans un endroit où l'on ne fume pas, où l'on ne joue pas, où l'on ne boit pas. Peu m'importait que fussent venus là le peintre David, le danseur Dérivis, le chanteur Cerda, et tant d'autres illustrations! Peu m'importait l'histoire de l'hirondelle peinte au plafond par Carle Vernet, le père d'Horace Vernet! Peu m'importait l'histoire du nonagénaire marquis de Ximénès, amoureux de mademoiselle Levert, la comédienne du Théâtre-Français ! Camille Desmoulins n'avait pas laissé trace de son passage,—et c'était ce qui me chagrinait : pourquoi n'aurait-on pas conservé là sa table, comme au café Procope celle de Voltaire, comme au café Cuisinier celle do Bonaparte ?

VIII

UN CABARET DE CHIFFONNIERS

Il est, dans le quartier Mouffetard, une vieille rue du XVIe siècle, tortueuse, pénimeuse, squalide, dont toutes les maisons suent la misère et L'humidité, dont toutes les portes sont borgnes, dont toutes les fenêtres sont chassieuses,—la rue Neuve-Saint-Médard.

Cette rue est digne de ce quartier, qui rappelle désagréablement certains quartiers malsains de Londres (certains districts de Saint-Gilles, les bas quartiers de Westminster et les deux extrémités de White-Chapel) où s'agglomèrent les beggars. La comme ici, ici comme là, on rencontre des voyous de douze ans qui ont pour femmes des drôlesses de neuf ou dix ans. A Londres, les premiers appellent les secondes leurs Flash-girls ; à Paris, petits chiens voulant lever la patte aussi haut que les grands chiens, ils les appellent leurs largues,

D'où viennent et ce que deviennent ces misérables? je ne saurais le dire bien sûrement, ne tenant pas à en savoir là-dessus plus qu'ils ne tiennent à en savoir eux-mêmes. Je suppose seulement qu'ils ont poussé sur le fumier, et qu'ils sont destinés à mourir dessus. Je suppose qu'ils sont les fruits de quelques concubinages incestueux, et que, fils de chiffonniers, ils seront bientôt chiffonniers,—trouvant le métier facile, lucratif, et agréable en outre, pour les gens qui aiment à remuer les ordures.

Dans cette rue Neuve-Saint-Médard, si vieille, logent ces porteurs de hottes, avec ou sans leurs femelles, avec ou sans leurs petits. On ne saurait y faire un pas sans s'exposer à en coudoyer des ribambelles. D'autant plus que, dans cette rue, demeurent les industriels de la chiffe, non-seulement les trolleurs et les chineurs, mais encore les marchands en demi-gros qui, après avoir longtemps chiffonné et crié la peau de lapin, ont ouvert boutique pour recevoir le produit du chiffonnage des autres.

Le métier a son originalité, s'il a sa laideur, et, pour peu qu'on ait quelque coeur au ventre et le nez cuirassé contre les émanations les plus brutales, on peut recueillir là de précieux renseignements sur la vie de ces" philosophes nocturnes,—débris humains souvent qui cherchent leur pain quotidien dans les débris sociaux. Ce n'est pas dans ce court article qu'il m est possible de raconter au long les choses apprises en ces lieux-là sur l'industrie du chiffon ; tout ce que

'en puis dire se résume dans quelques détails probablement ignorés de la majorité de mes lecteurs.

En sortant de la boutique de M. Lafleur, avec Léopold Flameng, nous étions entrés dans une sombre boutique située presqu'en face,—une boutique de jaunier, c'est-à-dire un cabaret à l'usage des biffins, les messieurs de la hotte et du crochet. Pourquoi jaunier? A cause de l'eau-de-vie, du poison jaune, à un sou le verre, qui se débite là dedans.

Les biffins étaient attablés dans la salle obscure, ayant laissé à la porte leurs sauveltes, leurs berris et leurs?. Le 7, l'oeil devine avant l'esprit, c'est le crochet; le berri, c'est la hotte; la sauvette, c'est le mannequin. Ils étaient attablés, mangeant d'énormes salades avec la fourchette du père Adam, et arrosant le tout de lampées d'eau-de-vie : rien que de l'eau-devie,—pas de vin !

Tout en mangeant leurs feuilles vertes et en buvant leurs verres de jaune, ces gens causaient, avec bruit, mais avec moins de bruit que les habitués de certaines brasseries. De quoi causaient-ils? Des affaires de leur métier, naturellement, comme nous causons des affaires du nôtre : chacun a les siennes, puisque chacun a le sien. Il y a des parlottes populacières comme il y a des parlottes artistiques et littéraires. Dans celles-là viennent les vaudevillistes et les sculpteurs, les gens de lettres et les peintres; dans celles-ci viennent les chiffonniers,—et, dans les unes comme dans les autres, chacun cause dans son argot. Les

vaudevillistes du Café des Variétés parlent de leurs vaudevilles; les artistes du Café La Rochefoucauld parlent de leurs tableaux ou de leurs statues; les gens de lettres de la Brasserie des Martyrs parlent de leurs articles; les chiffonniers de la rue Neuve-SaintMédard parlent de leurs chiffons et de leurs peaux de lapin.

Car il n'y a pas que des biffins,—c'est-à-dire des rouleurs, c'est-à-dire des chiffonniers—dans la rue Neuve-Saint-Médard et dans le cabaret spécial dont j'essaye en ce moment de faire la monographie. Il y vient aussi des chineurs, c'est-à-dire des Auvergnats de Saint-Flour ou de la rue Mouffetard,—des industriels qui ramassent tout ce qu'ils trouvent sur le pavé fangeux des rues de Paris, pour faire de l'or avec ce fumier. Les enfants demandent souvent avec curiosité ce que deviennent les vieilles lunes, aussi ignorants là-dessus que les sauvages. Nous, les civilisés, nous sommes plus ignorants encore que les enfants et les sauvages, puisque nous ignorons ce que deviennent nos vieux papiers, nos vieux chiffons, nos vieilles loques, nos vieilles bouteilles, nos vieux bouchons, nos vieilles croûtes de pain, nos vieux clous, nos vieux houts de cigares, nos vieux cure-dents, nos vieilles Peaux de lapin,—tous nos débris, toutes nos épluchures, toutes nos ordures, emissitiae.

Ah ! je comprends que les Anglais, peuple sérieusement facétieux, ou facétieusement sérieux, donnent le même nom aux orpailleurs et aux entrepreneurs

des travaux nocturnes,—dont nous aimons si peu à croiser les voitures atmosphériques quand nous rentrons chez nous en sorlant du bal, du théâtre ou de chez notre maîtresse. Goldfinders ! Trouveurs d'or! Goldfinders aussi sont tous ces industriels en haillons, puisque avec toutes ces immondices, avec toutes ces poussières, avec tous ces tessons, avec toutes ces loques, avec tous ces chiffons, avec toutes ces choses sans nom jetées dans la houe avec dédain et avec mépris par tout le monde et ramassées soigneusement par eux, on fait :

Avec les tessons de bouteilles, des bouteilles nouvelles,—des bouteilles sans fin ;

Avec les vieux journaux, du papier neuf destiné à être couvert, de nouveau, de vieilles tartines politiques, économiques et philosophiques;

Avec les vieux chiffons, du papier de fil destiné à recevoir de belles illustrations;

Avec les vieux bouchons, des bouchonnets plus propres, plus fermes, plus lisses, destinés à boucher d'autres bouteilles que celles dont on les avait fait sauter ;

Avec le jarre ou poil des vieilles peaux de lapins, . des feutres et des castors destinés à coiffer des têtes humaines,—lorsqu'on n'en fait pas des collets de chinchilla, des mantelets d'hermine, des fourrures de martre, destinés à préserver des morsures du froid les belles épaules de nos femmes et de nos filles ;

Avec les vieux bouts de cigares, des cigarettes neuves pour les jeunes gandins à qui la pipe fait mal au coeur et à qui le londrès coûte trop cher;

Avec les vieilles ficelles, avec les vieux bouts de corde, du papier à emballage, dit papier-goudron ;

Avec les vieilles croûtes de pain, dont ne voudraient pas des chiens, des croûtes-au-pot succulentes dont se lèchent les doigts les habitués des restaurants à 32 sous, ou des pains d'épice dont se salissent les lèvres tous les enfants que leurs parents mènent aux fêtes publiques;

Avec les vieux rubans, de vrais édredons qui, sans avoir le haut prix de ceux qu'on fabrique avec le duvet de l'edder, n'en sont pas moins de vrais édredons ;

Avec nos vieux os, du noir animal;

Avec les vieux os des autres animaux, des manches de parapluies, des cannes, des dés à jouer, des boutons, des crosses, etc., etc., etc.

C'est un vieux biffin qui nous apprit toutes ces horribles et merveilleuses choses, à nous deux, Flameng et moi, jeunes ignorants qui voulions savoir. Le vieux biffin n'a pas trompé les jeunes ignorants,—j'en ai eu la preuve depuis.

Vous qui voulez savoir, allez dans le cabaret de chiffonniers de la rue Neuve-Saint-Médard, et, au risque d'avoir une indigestion de quinze jours, mangez avec eux de leurs feuilles vertes, buvez avec eux quelques-uns de leurs verres de jaune.

IX

LE CAFÉ LEMBLIN

Encore un café du Palais-Royal. Il date de 1805 et doit son nom à un garçon d'un établissement voisin, le café de la Rotonde.

Au début, ce n'était rien qu'un misérable café tenu par un nommé Péron, aux nos 100 et 101 de l'ancienne galerie de Chartres. Lemblin, en en devenant acquéreur, moyennant très-peu de finance, en fit un endroit accessible aux délicats, grâce à son architecte, Alavoine,—celui à qui, par parenthèse, on a dû l'éléphant de plâtre de la place de la Bastille. Il était alors au rez-de-chaussée,—occupé aujourd'hui par un magasin d'habillements,—immédiatement au-dessus du café des Aveugles. Les élégants y venaient volontiers. En 1814, ou plutôt après 1814, le public se modifia. Dans la journée, c'étaient des

gens graves, magistrats ou gens de lettres, académiciens ou savants, amateurs de chocolat, de thé et de café : Jouy, l'Ermite de la chaussée d'Antin ; Muraire, président de la cour de Cassation ; Boïeldieu, l'auteur de l'opéra de la Dame Blanche ; Martinville, le royaliste auteur du Pied de Mouton ; Ballanche, qui n'avait pas encore fait sa Palingénésie sociale ; Chappe , l'inventeur des télégraphes ; Brillat-Savarin , l'auteur de la Physiologie du goût; Dupont (de l'Eure), député. Dans la soirée, c'étaient des gens d epée : le comte de Saint-Maurice, garde du corps; le colonel Dulac; le général Cambronne; le colonel Dufaïs; le général Fournier ; le colonel Sauzet. »

Le café Lemblin avait coulé des jours heureux, jusque-là : 1815 devait lui procurer quelque tintouin. On cite encore aujourd'hui les duels qui avaient lieu à cette époque entre des officiers royaux et des soldats de l'Empire. Il ne se passait pas de jour qu'il n'y eût une partie carrée ; les uns et les autres ne venaient là, pour ainsi dire, que pour provoquer et être provoqués : les uns avaient une revanche à prendre de l'exil de Coblentz, les autres de la défaite de Waterloo. On m'a conté toutes ces histoires,—qui me remuaient le coeur.

Aujourd'hui, déchu de sa gloire militaire mais non de sa vogue, le café Lemblin a fermé et affermé son rez-de-chaussée pour se réfugier exclusivement au premier étage, dans de vastes salons où il y a de tout, des billards pour ceux qui aiment ce jeu, des tables

de whist et d'échecs pour ceux qui n'aiment pas le billard. Le public s'est renouvelé sans cesse, quelquefois bruyant—comme en 1848, par exemple,— mais le plus souvent paisible. Un certain nombre d'élèves de l'Ecole polytechnique s'y rendent les jours de sortie, pour obéir à une sorte de tradition qui leur a été léguée par les soldats de l'Empire. En dehors d'eux, il n'y a que des habitués-pékins, des gens qui aiment le bon café—et il est meilleur là que dans beaucoup d'autres établissements voisins ou éloignés.

X

LE CABARET DU PÈRE SCHUMACHER

Lorsqu'on sort de Paris par l'ancienne barrière Pigalle, et qu'on se décide à faire l'ascension de la butte Montmartre , on a devant soi deux ou trois rues, parmi lesquelles la petite rue Royale,—illustrée par le séjour du poète oenophile Gustave Mathieu.

Au milieu de cette petite rue Royale, à droite, on aperçoit un mur en saillie à partir duquel la rue se rétrécit un peu. Sur ce mur, se lit, en lettres noires, la mention suivante : « Ala ville de Mayence, Schumacher, Commerce de vins. » Faites un pas, tournez un bouton, descendez une marche : vous y êtes.

A gauche, dans son comptoir dont il ne sort jamais, sous aucun prétexte, est assis le père Schumacher, un presque quinquagénaire à larges épaules, trèsgrand, très-fort d'apparence,—timide et doux comme

une jeune fille. Avec les étrangers, il est digne, il parle peu, et. fait son office avec méthode, comme un sacerdoce. Avec les habitués, il est bienveillant, il est souriant, il est parfois même jovial,—et d'une jovialité d'autant plus intéressante qu'elle est difficile à traduire, étant beaucoup plus allemande que française. Le père Schumacher, en outre, en sait plus long sur la littérature de son pays, et même sur celle de la France, que beaucoup de gens de lettres de profession; il vous cite volontiers—quand il vous a « à sa bonne, » bien entendu—des vers et de la prose, de la philosophie et de l'esthétique, Jean-Paul et Schelling, Goethe et Wieland, Chamisso et Fuerbach, Henri Heine et Hegel, Victor Hugo et Elie Berthet, Alfred de Musset et Antonio Watripon, le Journal des Débats et le Siècle, la Revue des Deux Mondes et le Journal amusant. C'est un type curieux. Je le crois dépaysé; il est exilé dans son comptoir comme Ovide à Tomes : peut-être compose-t-il ses Tristes.

Voilà pour le côté gauche etdu mari. Au côté droit, on trouve, debout devant son fourneau,—car cette buvette sert aussi de cuisine,—l'excellente mère Schumacher, qui épluche, qui découpe, qui remue, qui assaisonne, qui graisse, qui mitonne, qui surveille, qui sert. Elle ne bouge pas de là, été comme hiver : c'est sa fonction spéciale, comme celle de son mari est de rester assis dans son comptoir, pour emplir les bouteilles, verser les canons, et faire les additions sur son ardoise; madame Schu-

macher parie peu , quoiqu'elle soit bienveillante aussi, et, quand elle parle, c'est un français si germanisé ou un allemand si peu francisé, qu'il faut lui prêter beaucoup d'attention pour la comprendre. Elle est propre, cela va de soi : on trouverait aussi difficilement un grain de poussière sur elle que sur les mets qu'elle apprête. Je comprends sans peine le respect que lui portent ses enfants et l'estime que ses habitués ont pour elle : c'est une digne femme.

Entrons maintenant dans l'unique salle du cabaret. Elle n'est pas grande, mais elle suffit. A droite et à gauche sont des tables en sapin, sur lesquelles on ne met jamais de napperons, qui seraient inutiles puisque, savonnées chaque matin avec soin, elles arrivent à avoir la blancheur du linge sans en avoir les inconvénients.

Au bout de cette salle, toujours chaude l'hiver. toujours fraîche l'été, est un jardinet planté de quelques arbres et orné d'une demi-douzaine de tonnelles couvertes de pampres, sous lesquelles on a plaisir à boire et à manger pendant les beaux jours. Le plaisir est d'autant plus grand qu'on voit aller et venir, d'une tonnelle à l'autre, l'une ou l'autre des demoiselles Schumacher :—mademoiselle Sophie, l'aînée,—mademoiselle Henriette, la cadette,—et mademoiselle Amélie , la jeune. Elles sont toutes trois, mademoiselle Henriette surtout, très-avenantes, très souriantes, et très-délicates. Il semble, à les voir ainsi vous apporter avec empressement et affa-

bilité les choses que vous avez demandées, il semble que vous soyez les hôtes de leur père,—et non leurs « pratiques : » elles ne vous servent pas, elles vous prient d'accepter. Ce rôle ne leur convient peut-être pas trop au fond, quoiqu'il n'ait rien en soi de blessant, et que les gens qui viennent là soient d'ordinaire des gens bien élevés,—artistes ou tailleurs; mais elles n'en laissent rien voir. Il faut dire aussi qu'à part mademoiselle Sophie, qui est là à demeure, les deux autres jeunes filles ne servent que le dimanche et les jours de fête,—étant occupées à toute autre chose dans la semaine, robes ou lingerie.

Telle est, avec un grand garçon de dix-huit ans, qui ressemble beaucoup à son père, la famille Schumacher, — la famille la plus unie que je connaisse. Tous ces enfants-là ont reçu l'éducation qui convient : nés de braves gens, ils ne pourront jamais être que de braves gens eux-mêmes, lorsqu'ils seront mariés, —ce qui me fait l'effet de tarder un peu, par parenthèse.

Chez le père Schumacher on mange, je n'ai pas besoin de le dire, force choucroûtes, force saucisses, force jambons, force nouilles, force kleusses (ou kneefs), force toutes sortes de choses allemandes auxquelles je n'ai jamais voulu goûter, les nouilles — avec oeufs—exceptées, que je regrette bien de ne pouvoir manger que le dimanche. Car tout est si réglé dans cet honnête cabaret, où les oiseaux du bon Dieu sont sûrs d'avoir toujours leur couvert mis, sur

l'appui de la fenêtre du jardin , durant l'hiver, par les soins du père Schumacher,—tout est si réglé que les plats y ont leur jour, et non-seulement leur jour, mais leur heure ; demandez, par exemple, des nouilles le lundi, ou le mardi, ou le mercredi, ou le jeudi, ou le vendredi, ou le samedi, on ne vous en servira ni pour or ni pour argent,—parce qu'on n'en fait que le dimanche ; demandez des crêpes aux confitures le soir, on vous en refusera obstinément, fussiez-vous le roi de Prusse,—parce qu'on n'en fait que le matin.

Que si, maintenant, vous désirez savoir quels sont les habitués de ce brave homme de cabaret, ses sauffers et ses essers , je vous dirai que la plupart sont allemands,—artistes, employés ou tailleurs,— et que les autres sont d'ici ou de la, et même d'ailleurs; les tailleurs, je ne les connais point,—les employés encore moins. Quant aux artistes, je cite, au hasard de mes souvenirs : Albert de Meuron, un paysagiste suisse, qui a exposé au salon dernier trois toiles: Bergers bergamasques sur la Bernina, Fontaine dans le pays basque, aux environs de Biarritz et sur le chemin de Murren, dans l'Oberland bernois ; Léon de Zychlinski , un portraitiste dresdois, qui a également exposé au salon; Gustave Colin, un peintre artésien, élève de Corot, à qui le jury de la dernière exposition a reçu une petite toile trop peu remarquée, une Famille basque, et qui en a exposé chez Detrimont deux autres fort remarquables, qui trahissent bien plus l'inspiration de Delacroix que celle de Corot ;

Ziégler, très-habile dessinateur sur étoiles; Alphonse Masson, un artiste parisien, aussi bon dessinateur que bon aquafortiste; Alexandre Pothey, qui est aussi bon humaniste que bon graveur sur bois; Lorentz, un artiste étrange et original, qui prétend que le pure Schumacher . se pose un glacis » quand il boit un coup de vin; de Salis, un peintre suisse; Morel, un jeune paysagiste français; puis je ne sais plus qui encore.

Quant aux gens de lettres, ils y sontplus rares ; ce sont : Louis Pollet, Alphonse Daudet, Castagnary, Leon Reynard, l'auteur de la Grande Bohème, — un article qui en vaut plusieurs autres; puis je ne sais plus qui encore.

L'humble popine du père Schumacher se doutaitelle quelle abritait sous son aile patriarcale tant de jeunes gloires?

XI

LE CAFÉ DESMARES

J'en parle, parce que, autant que possible, il faut parler de tous , mais, à vrai dire, celui-là ne fait guère parler de lui. C'est le pendant du café de Foy, —avec un public particulier. Même silence, même aspect solennel, même absence de joueurs de billard ou de trictrac. Sont-ce des ombres ou des personnes vivantes qui déjeunent là, qui lisent les journaux, qui prennent leur café? Je serais tenté de croire que ce sont des ombres.

Le café Desmares est, depuis quarante-cinq ans environ, au même endroit, avec le même aspect,—au coin de la rue de l'Université et de la rue du Bac. Il a été fondé par un frère d'une aimable actrice du Vaudeville, oubliée aujourd'hui, avec tant d'autres jeunes renommées dramatiques , mademoiselle Des-

mares, que les vieux amateurs ont applaudie, rue de Chartres, pendant une douzaine d'années. Et il y avait quelque chose d'assez étrangement comique dans cette parenté, en ce que l'un et l'autre la reniaient avec une noble indignation : « Je ne veux pas être le frère d'une femme qui va sur les planches, » disait le frère. « Je ne veux pas être la soeur d'un homme qui vend de l'eau chaude ! » disait la soeur.

Desmares ne vendait pas que de l'eau chaude, n'en déplaise à mademoiselle sa soeur; cela n'eût pas suffi à attirer chez lui les aimables viveurs qui y venaient le matin et le soir. Le matin , c'étaient des chefs de division des différents ministères, et aussi des officiers supérieurs de la garde et des gardes du corps. Le soir, c'étaient des orateurs du Palais-Bourbon, des membres des partis les plus opposés, qui venaient là, à l'issue des séances, comme sur un terrain neutre, causer de leurs affaires particulières beaucoup plus que des affaires générales, rire en petit comité des choses et des gens à propos desquels ils s'étaient fàchés en public,-se déboutonner en un mot, pansis manibus et effuso risu. Quelquefois même, ils continuaient là leurs discussions politiques les plus ardues et les plus revêches, mais avec un tout autre ton, avec une tout autre artillerie de paroles,—l'artillerie légère, l'épigramme, la fine raillerie, la plaisanterie. Sterne a raison : les Français ont une manière gaie de traiter tout ce qui est grand. Quelquefois même aussi ils arrivaient, jetant leur mandat par-

dessus les moulins, à tourner en dérision les plus graves questions d'alors, à faire pour les institutions ce que, par suite d'une raillerie de notre esprit, qui ne sait pas être respectueux longtemps de suite, nous avons fait pour les langues étrangères , nos voisines et nos amies,—changeant book, livre, en bouquin,— casino, maison, en cassinc,—ross, coursier, en rosse, —hablar, parler, en hableur,—land, pays, en lande, —herr, seigneur, en hère, etc. Ce qui, pour parler comme Pantagruel, est abusif, illicite, et grandement scandaleux.

Après avoir dit cela, dirai-je les noms de ces spirituels coupables du café Desmares? Pourquoi non? Ils sont morts, d'ailleurs, et, fussent-ils vivants, que cette indiscrétion ne leur enlèverait pas un iota de leurs mérites respectifs. C'étaient Royer-Collard, qui devait être doctrinaire,—J. A. Manuel, qui devait être empoigné,—Martignac, qui devait être ministre,—le comte de Marcellus, qui devait découvrir la Vénus de Milo,—Benjamin Constant, qui devait écrire Adolphe,—Pardessus, qui devait être professeur à la faculté de droit,—et quelques autres qui devaient être autre chose.

Parmi ces autres, il ne faut pas oublier le vicomte Léaumont, ancien colon, ancien commissaire des guerres, mais toujours homme d'esprit et de bonne compagnie, qui avait plus de philosophie que d'argent, plus d'amis que de billets de banque. Son couvert était mis tous les jours à la table du maître du

café, attention delicate dont il imagina de lui être publiquement reconnaissant, un matin, d une façon non moins délicate. Desmares—quoique frère d'une actrice—n'était pas un lettré, tant s'en fallait, et il souffrait parfois de son ignorance, non parce qu'il était ignorant, mais parce qu'il avait peur qu'on ne supposât qu'il l'était : un maître de café a de la dignité, que diable ! .

Donc, un matin , le vicomte Léaumont, voyant la salle pleine, et Desmares au milieu de sa spirituelle clientèle, alla vers lui, la main tendue, et lui dit avec cordialité : « Bonjour, cher camarade de collége ! » Desmares rayonna.

N'est-ce pas à peu près ainsi que Brummel, le roi du dandysme anglais, paya un de ses créanciers?

Ces illustrations politiques ont disparu; d'autres les ont remplacées, au Palais-Bourbon et chez Desmares,—et d'autres encore remplaceront celles-ci, tant qu'il y aura un Palais-Bourbon et un café Desmares.

XII

LA LAITERIE DU PARADOXE

Un jour d'été de l'an de grâce 1850, je déambulais par les compites et quadrivies de l'urbs que l'on vocite Lutèce,—tout comme l'escholier limosin tant joliet dont parle Rabelais au chapitre VI de son livre II,—et, comme à lui, il y avait, par male fortune, rarité et même pénurie de pécune en mes marsupies, exhaustes de métal ferruginé. Je suivais, assez pensif, le trottoir de la rue Saint-André-desArcs, regardant çà et là, dans les boutiques et sur les murailles, lorsque tout à coup je vis se profiler sur la vitre d'une crémerie, située en face do la rue Pavée, un nez sur lequel venait se jouer amoureusement un rayon de soleil.

Ce nez était un de mes amis et il s'appelait Antonio

Watripon,—un dos grands hommes du PanthéonNudar.

J'entrai. Le nez d'Antonio poussa un cri de joie et vint se jeter dans mes bras, où je le retins pendant quelques instants avec une émotion bien pardonnable,—car il y avait environ deux ans que nous ne nous étions rencontrés.

Au bout de quelques instants passés à nous jeter réciproquement à la tête des points d'interrogation et d'exclamation, je me mis à inventorier le lieu où nous nous trouvions. C'était une salle un peu sombre, et surtout étroite, ornée de quelques tables trèspropres,—veuves de consommateurs. Ici le portrait do Raspail; là celui de Washington; plus loin un épisode de la révolution belge; puis deux ou trois autres images assez insignifiantes qui avaient l'air de s'ennuyer dans leurs cadres de bois peint,- à en juger par les efforts qu'elles faisaient pour en sortir.

Comment le nez de mon ami se trouvait-il là? je l'ignore, et il l'ignorait lui-même aussi, sans doute. Je ne pouvais que supposer. Antonio Watripon était, est encore, bien plus escholier limosin que moi; plus que moi il déambulait par les compites et quadrivies de l'urbs, transfrétant la Séquane au dilucule et crépuscule; plus que moi, despumant la verbocination latiale, ilsavait capter, comme vérisimile amorabond, la bénivolence de romnijuge, omniforme, et omnigène sexe féminin. Or, cette laiterie était tenue par une femme, qu'il avait su intéresser au récit de ses

aventures parisiennes, comme le pieux Énée la sensible Didon,—ainsi qu'il me parut, du moins, à la considération dont il jouissait en cet endroit.

La place m'était heureuse à l'y rencontrer : je restai là jusqu'au soir à philosopher et à littérature! 1 avec lui, oubliant, dans ces gais propos de table, les rigueurs du Dieu Mammon à notre égard,—car depuis longtemps, il n'avait supergurgité goutte en nos locules.

Je revins le lendemain, puis le lendemain de ce lendemain, puis beaucoup d'autres lendemains,—et cela d'une façon très-régulière. On déjeunait là aussi mal qu'ailleurs; c'était une raison pour ne pas aller ailleurs,—d'autant plus qu'on pouvait espérer, à la longue, d'y déjeuner tout à fait bien. Il ne s'agissait que de s'y habituer, et surtout d'y habituer l'hôte et l'hôtesse,—qui ne demandaient pas mieux.

Nous étions deux, d'abord. Au bout d'un mois nous étions dix, puis douze, puis seize, puis vingt,—une invasion !

Non pas une invasion de barbares, croyez-le. Tous ceux qui venaientlà chaque jour, à cette époque, pour paradoxer inter pocula et scyphos, étaient gens de goût, d'esprit et de talent—moi excepté, bien entendu.

J'ai nommé Watripon. Parce qu'il a été mon ami, ce n'est pas une raison pour que je dise du mal de lui et que je ne lui rende pas la justice qu'il mérite. Ma recommandation ne vaut pas grand'chose, assu-

rément, et peut-être vaudrait-il mieux pour lui, même, qu'il ne fût pas escorté de mes éloges; mais, au risque de lui déplaire un peu et de froisser sa modestie,—s'il en a,—je vous le présenterai, si vous le permettez, en vous disant : « Les paresseux sont la réserve de l'avenir. Watripon ne travaille peut-être pas assez pour un homme seul,—bien que ses ennemis prétendent qu'il a toujours ses poches bourrées d'articles allant à tous les journaux, journaux de selle ou journaux de trait. Il aime peut-être trop les bois ombreux, les chemins ensoleillés, les rêvasseries au clair de la lune. Peut-être aussi qu'il a fondé trop de petits journaux et écrit trop de petits livres. Il s'est dépensé en petite monnaie,—mais il lui reste encore, je crois, quelques billets de banque. Il fait un peu comme Bougainville,—qui faisait comme tout le monde : il se dissipe après s'être appliqué et s'applique après s'être dissipé. Qu'importe ! il s'applique, en tout cas, et c'est quelque chose, il me semble. D'ailleurs, lisez-le : il n'écrit que pour être lu. »

Melvil-Bloncourt, un créole de la Guadeloupe, venait là aussi, avec ses collaborateurs de la France parlementaire ,—une publication qui méritait de vivre plus longtemps qu'elle n'a vécu, par parenthèse,-— lesquels collaborateurs avaient nom Eugène Dumctz, Henri Valleton et Louis Huguier.

Puis Fouques, un poète inédit, qui se croyait grand, et qui l'était peut-être,—je ne suis pas chargé de savoir ces choses-là; en tout cas, un lettré qui par-

lait peu, écoutait beaucoup, et n'écrivait pas assez.

Puis Auguste Poulet-Malassis, élève de l'École des chartes, aujourd'hui libraire : un grand garçon trèspâle ressemblant à Henri III, et dont la lèvre supérieure était surmontée de deux petits accents blonds que Fouques—en sa qualité d'helléniste hellénisant —appelait des esprits doux. Causeur charmant, du reste, très-spirituel et très-érudit, qui aurait été aimé de tout le monde, s'il n'avait fait tous ses efforts pour en être un peu haï.

Puis Zéphyrin Bladé,—l'antithèse de Malassis,—un jeune homme qui était venu tout exprès de Lectoure (Gers) à Paris pour voir ce que les littérateurs « avaient dans le ventre. » Je ne sais pas s'il l'a vu, mais il est reparti pour aller se faire nommer substitut quelque part,—et c'est dommage : Paris aurait dû le garder. Z. Bladé contait bien. C'était aussi un mime excellent, un grimacier plein de fantaisie, et nous riions tous comme des mouches au soleil lorsqu'il faisait—« à lui tout seul » comme Alexandre Dumas son journal—la Procession de Village, enfants de choeur, gros chantres, bedeaux, fabriciens et le reste ; ou bien le Colonel Silex buvant son absinthe et lisant son Moniteur de l'Armée. Le spleen le plus granitique se serait liquéfié au contact de cette voix, de ces gestes, de ces roulements d'yeux, de cette gaieté. Je ne sais pas au juste—ni vous non plus, n'est-ce pas?— comment riaient les dieux du bonhomme Homère, mais je doute qu'ils y missent autant d'abandon,

d'éclats et de déboutonnement. Z. Bladé savait, en outre, une foule de légendes mélancoliques et de chansons patoises pleines de charme, qu'il traduisait en langue vulgaire, et dont quelques-unes ont été notées par J. J. Debillemont.

Le temps passait vite au milieu de ces chansons, de ces rires et de ces causeries à perte de vue, auxquelles venaient fréquemment se mêler : Christophe, le jeune élève du vieux Rude ; Lerminier, un attaché d'ambassade qui n'était pas encore rentier; Nadar, un romancier qui n'était pas encore photographe ; Charles Bataille, un jeune poète qui n'était pas encore chroniqueur; Asselineau, un jeune bibliophile qui n'était pas encore critique; Charles Baudelaire, un poète qui n'était pas encore candidat à l'Académie ; Privat d'Anglemont, un explorateur des dessous de Paris, qui n'était pas encore au cimetière Montmartre ; Heynelte de Kesler, un diplomate qui n'était pas encore en Algérie; et quelques autres encore, moins ou plus connus, dont les noms ne feraient rien à l'affaire. Voilà quelle était la Laiterie du Paradoxe.

Maintenant, pourquoi ce titre sous lequel le cabaret de la rue Saint-André-des-Arcs est connu de tous ceux qui l'ont fréquenté ? Est-ce parce qu'on y vivait à rebours? Peut-être. Je me rappelle avoir vu Privat commencer son déjeuner par un petit verre, le continuer par du café noir, un soupçon de brie, un beefsteak, du cresson, un litre, et le terminer par un verre d'absinthe.

Mais je crois que c'était surtout à cause des conversations abracadabrantes qui s'y tenaient. On y dépensait énormément d'esprit—et du plus utile—à parler, ab hoc et ab hac, de toutes les choses possibles, et même des choses impossibles : du gouvernement et des danseuses, de Plotin et de M. Galimard, d'Alexandre le Grand et de Frédéric Lemaître, d'Hégel et de Ponsard, des affinités électives et de Tragaldabas, d'Horace et de madame Clémence Robert, de Rabelais et des amants de Rose, notre servante,— une gaillarde bourguignonne qui allumait chaque matin plus d'incendies qu'elle n'en pouvait éteindre le soir. On y torturait la langue française, comme jamais on ne l'avait fait dans le petit salon bleu de l'hôtel de Rambouillet, en y dévidant le jars littéraire d'alors, —que j'aime tant pour ma part,—l'argot de Cyrano de Bergerac, des Précieuses, d'Henry Murger et de Champfleury. Le tout, avec des sourires et des éclats de rire, en buvant du beaune authentique d'une saveur exquise, et du mercvtrey non moins authentique et non moins exquis. Don Juan a été foudroyé —au cinquième acte—pour beaucoup moins ! Heureux priviléges de la jeunesse et de l'esprit ! On ne montrait pas le poing au ciel, comme Ajax; on ne lui jetait pas de poussière, comme les Gracques,—mais on s'amusait à fouetter la mer, comme Xerxès, et à donner de grands coups d'épée dans l'eau comme font les matamores ! Irrévérencieux,—mais honnêtes. Honnêtes,—mais irrévérencieux. Vous vous serez

ermites, mes amis, vous vous ferez ermites !

Mais « les chants ont cessé. » Les templiers sont morts. La Laiterie du Paradoxe a repris ses habitudes et ses habitués d'autrefois. On n'y boit plus de beaune ni de mercurey ; mais du café au lait et du bouillon gras. On n'y rencontre plus do littérateurs ni d'artistes, mais de jeunes ouvriers et de jeunes ouvrières qui éprouvent le besoin de prendre « quelque chose de chaud » avant d'aller travailler. Tous les déjeuneurs d'il y a dix ans se sont éparpillés dans la vie sans tambour ni trompette,—sans môme se dire adieu. Hélas! « Les amitiés s'en vont avec les années et avec les intérêts. »

De toute cette couvée d'intelligences, aucune n'a encore pris son vol vers la gloire ou vers le million. Pourquoi? Parce que. Si cette raison-là ne vous suffit pas, rappelez-vous alors ces paroles profondes du grand Denis Diderot :

« Méfiez-vous de ces gens qui ont leurs poches pleines d'esprit et qui le sèment à tout propos. Ils n'ont pas le démon. Ils no sont pas tristes, sombres, mélancoliques et muets. Ils ne sont jamais ni gauches, ni bêles. Le pinson, l'alouette, la linotte, le serin jasent et babillent tant que le jour dure. Le soleil couché, ils fourrent leur tête sous l'aile et les voilà endormis. C'est alors que le génie prend sa lampe et l'allume, et que l'oiseau solitaire, sauvage, inapprivoisable, brun et triste de plumage, ouvre son gosier, commence son chant, fait retentir le bocage

et rompt mélodieusement le silence et les ténèbres de la nuit... »

Qui de vous sera rossignol,—ô mes amis?...

XIV

LE CAFÉ PROCOPE

L'établissement des cafés de Paris ne date que de la moitié du XVIIe siècle. En 1669, Louis XIV régnant, un ambassadeur de la Sublime Porte, Soliman-Aga, introduisit dans cette ville l'usage du café, dont il était fait depuis longtemps une si grande consommation en Orient, et un Arménien, Pascal, en tint bientôt débit dans une boutique de la foire SaintGermain. Le café menaçait de passer, comme toutes

choses à la mode, et de donner ainsi raison à la moitié de la prédiction de madame de Sévigné, lorsqu'un Sicilien, qui portait le môme nom que le secrétaire de Bélisaire, Procope, imagina de recommencer la tentative de Pascal, rue des Fossés-Saint-Germaindes-Prés, ou plutôt rue de la Comédie,—car on était en 1724, et les comédiens français s'étaient établis là en 1688,—d'où, aujourd'hui, rue de l'AncienneComédie.

Le café ouvert par Procope en face du théâtre, au n° 13 de la rue, n'avait pas tardé à être fréquenté par la meilleure compagnie et par la plus illustre,— des gardes du roi et des philosophes, des gentilshommes et des académiciens.

Les gentilshommes, je ne les nommerai pas ; les écrivains, je les nommerai. C'étaient Voltaire, Destouches, Piron, J. B. Rousseau, Danchet, Ducastre d'Auvigny, Richer, Tronchin, Guyot de Merville, Lachaussée, Facarony, Fontenelle, Crébillon, SaintFoix, Diderot, Lemierre, De Belloy, Chauveau, Voisenon, etc. Etait-ce à cause du délicieux poison noir que venaient là ces gens de lettres ou de génie ? Oui, quant aux uns; non, quant aux autres. La ComédieFrançaise était en face, et il était naturel que ceux qui vivaient d'elle ou qui la faisaient vivre demeurassent le plus longtemps possible dans son voisinage, et passassent, leurs journées au café Procope, foyer de nouvelles et de cancans de toutes sortes,— même après le départ de la Comédie pour l'autre rive

do la Seine. P. L. Buirette de Belloy, membre de l'Académie française, avait fait jouer par messieurs les comédiens français trois ou quatre tragédies, une Gabrielle de Vergy, un Titus, une Zelmire, un Siége de Calais ; Lemierre, autant de tragédies, un Artaxerce, une Hypermnestre, un Barnevelt, un Idoménée ; Prosper Jolyot de Crébillon, père, autant de tragédies, un Catilina, un Idoménée, un Xercès, une Electre; Bernard Le Bouvier de Fontenelle, autant de tragédies, un Bellérophon, un Brutus, un Énée; J. B. Rousseau, autant de tragédies, un Jason, une Marianne; Alexis Piron, autant do tragédies, un Fernand Cortez, un Gustave Wasa, un Calisthène; Poullain de Saint-Foix, quelques comédies, la Colonie, Deucalion et Pirrha, le Financier, les Veuves turques; Denis Diderot, deux drames, le Fils naturel et le Père de famille; Chauveau, une comédie en cinq actes et en vers, l'Homme de cour.

Au café Procope venaient aussi des fermiers généraux, amants des Muses et des comédiennes,—par exemple, Mgr J. J. Lerich" de la Popelinière, qui, a ses heures de loisir, subsecivae horae, daignait écrire tout comme un autre, et nous en a laissé, comme preuve, une Daïra, tirée à un très-petit nombre d'exemplaires, et des Dialogues dans le goût du Portier des Chartreux, tirés à un seul exemplaire.

C'était un aimable lieu de réunion que ce café, et je donnerais volontiers toutes les conversations que j'ai entendues à la Brasserie des Martyrs, pour quel-

ques-unes de colles qu'on entendait dans cette parlotte littéraire du XVIIIe siècle. Ce n'est pas impunément qu'on hante les beaux esprits, et je serais devenu, très-probablement, auteur dramatique, à écouler tous ces gens de théâtre, comme l'était devenu le propre fils de Fr. Coltelli, dit Procope,— auquel on doit Arlequin Balourd, l'Assemblée des Comédiens, les Fées, Pygmalion, la Gageure et les DeuxBasiles.

Je disais tout à l'heure que les gardes du roi se mêlaient, au café Procope, aux « gardes d'Apollon ; » —en petite quantité, mais ils s'y mêlaient. Il y a, à ce propos, une anecdote qu'on a beaucoup racontée, et qui mérite de l'être encore.

Un jour Saint-Foix entre chez Coltelli dans de mauvaises dispositions; il avait sans doute été sifflé la veille. Derrière lui entre un garde du roi qui demande une tasse de café au lait et un petit pain— pour « dîner ».

—« Alors, murmure Saint-Foix, une tasse de café au lait et un petit pain, cela fait un fichu diner! »

D'abord le garde du roi n'entend pas, ou ne veut pas entendre. Saint-Foix, ainsi que cela arrive aux gens qui sont distraits et qui s'ennuient, répète sa phrase plusieurs fois, et chaque fois plus haut. Le garde du roi se fâche et le regarde avec une sorte de colère, comme pour l'inviter à se taire.

—« Vous ne m'empêcherez pas, répondit SaintFoix,.de trouver qu'une tasse de café au lait avec un

petit pain ne fasse un fichu dîner !... Oui, répéta-t-il avec plus de chaleur encore, une tasse de café au lait avec un petit pain fait un fichu dîner!...»

Le garde du roi, justement impatienté, se lève alors et fait à Saint-Foix un signe sur lequel il n'y avait pas à se méprendre. En ce temps-là ce n'était pas comme aujourd'hui, chacun portait une épée au côté et la peau répondait de l'intempérance de la langue.

Le garde du roi et Saint-Foix sortent donc du café Procope et s'en vont à quelques pas de là, dans le jeu de paume, qui est devenu le passage du Commerce. Saint-Foix est blessé au bras; son adversaire s'approche courtoisement de lui ; il lui répète, avec cette obstination qu'on a quelquefois, on ne sait pourquoi :

— « Oui, monsieur, je soutiens qu'une tasse de café au lait avec un petit pain, cela fait un fichu dîner!... »

Le garde du roi va se fâcher de nouveau. On s'attroupe autour des deux adversaires qui veulent remettre l'épée à la main; et alors surviennent deux gardes des maréchaux de France qui s'attachent à chacun des combattants et les conduisent devant le duc de Noailles, doyen des maréchaux de France. Il faut s'expliquer. Le garde du roi dit que Saint-Foix l'a insulté à plusieurs reprises, môme après le premier coup d'épée. Saint-Foix s'écrie brusquement :

—« Monseigneur, je n'ai point prétendu insulter M. le garde du roi, je le tiens pour un galant homme

et un brave militaire ; mais votre grandeur ne m'empêchera pas de dire qu'une tasse de café au lait avec un petit pain ne soit un fichu dîner!... » Le duc de Noailles rit, tout le monde rit, Louis XV rit,—et l'affaire en resta là, heureusement.

Saint-Foix avait raison pourtant : c'est un maigre dîner qu'une tasse de café au lait avec un petit pain, —un triste dîner, car beaucoup de gens de lettres aujourd'hui, beaucoup de savants même, de ceux qui viennent au café Procope, ne peuvent s'en payer un plus confortable et plus réconfortant. J'en ai vu quelques-uns, de ces illustres inconnus qui font partie de l'Institut de France, grignoter silencieusement leur petit pain, boire à petites gorgées leur petite tasse de café au lait, et cela à quelques pas de la fameuse table où s'est assis M. Arouet de Voltaire,—une relique!

Le café Procope est aujourd'hui un peu dédaigné par les lettres, parce que les lettres ont émigré vers les hauteurs de Montmartre,—et c'est fâcheux, parce que c'est l'endroit le plus commode qui soit pour lire, pour méditer, pour se souvenir, à l'abri des joueurs de billard et des ivrognes. Je ne parle, bien entendu, que de la salle du bas, et non des salles du premier étage, qui sont envahies le soir par les étudiants, et, les jours de sortie, par les élèves de l'École polytechnique.

Cependant, je puis citer parmi les habitués fidèles de cet établissement historique des noms qui, pour n'avoir pas le retentissement de ceux des habitués

du café des Variétés ou de la Brasserie des Martyrs, n'en appartiennent pus moins â d'estimables personnes comme :

M. Desprez, le savant M. Desprez, qui, le soir, y fait de la copie—savante; M. Coquille, un rédacteur de feu l'Univers,—un journaliste qui écrivait beaucoup et qui parle peu ; M. le commandant Couturier de Vienne,—un fort joueur d'échecs; M. Bernard, la bête noire de l'Académie des inscriptions et belleslettres—un savant professeur, cependant, qui a consacré quarante années de sa laborieuse carrière à un traité organique de la latinité ; M. Renard, libraire, féroce joueur de dominos,—dont on cite une partie qui a duré deux ans, avec M. Dantzell, graveur de la Monnaie ; M. Montferrand, un avocat—qui est artiste; M. Catelan, un professeur; MM. Galtier, Castelnau, Adam et Blatin, médecins ; puis un administrateur du bureau de bienfaisance, un greffier de justice de paix, quelques libraires, quelques rentiers, etc. N'oublions pas l' homme au thé,—un respectable et mystérieux gentleman, qui, chaque soir, à minuit sonnant, avale méthodiquement plusieurs tasses de thé Souchon et de thé Hyswen mêlés, préparées par lui ; il sait sans doute mieux que les garçons du café Procope ce qu'il faut pour cela, et comment, faute de soins et d'attention, on peut faire d'une boisson aromatique et gracieuse un breuvage amer, styptique et désagréable. J'espère qu'il ne prend pas son thé sur la table où Voltaire prenait son café!

XIII

LE CAFÉ TABOU REY

Il est situé au coin—pardon! à l'angle de la rue Molière et de la rue de Vaugirard, à l'issue du jardin du Luxembourg. Depuis combien de lunes? je l'ignore, mais on peut s'en rendre compte approxi ¬ mativement en se disant qu'il est presque contemporain de l'Odéon,—non de l'Odéon de 1782, bâti sur l'emplacement de l'hôtel de Condé par Peyre aîné et De Vailly, mais de l'Odéon de 1818 reconstruit par Chalgrin. Je n'ai pas besoin d'ajouter que son premier propriétaire n'existe plus.

Pendant longtemps ce café eut une vogue sérieuse, —étant à peu près le seul convenable qu'il y eût aux alentours du théâtre. Pendant longtemps les auteurs, aux jours de première représentation, comme à la veille d'une bataille, s'en vinrent là réchauffer l'en-

thousiasme de leurs amis : Castil-Blaze, le soir des Folies Amoureuses ; Romieu, le soir de l'Adjoint et l'Avoué; Gustave Drouineau, le soir de Rienzi; Constant Berrier, le soir de Françoise de Rimini; Alfred de Vigny, le soir de la Maréchale d'Ancre; Adolphe Dumas, le soir du Camp des Croisés; Cordellier Delanoue, le soir de Mathieu Luc; Camille Doucet, le soir d'Un Jeune homme ; Mallefille, le soir des Enfants blancs; Charles Lafont, le soir d'Iwan de Russie; Gustave Vaëz et A. Royer, le soir du Voyage à Pontoise; Latour de Saint-Ybars, le soir du Tribun de Palerme; Alexandre Dumas, le soir de Christine à Fontainebleau ; Balzac, le soir des Ressources de Quinola; Ponsard, le soir de Lucrèce; Emile Augier, le soir de la Cigiie; Joseph Autran, le soir de la Fille d'Eschyle ; Lambert-Thiboust, le soir de l'Hôtel César; Arthur Ponroy, le soir du Vieux Consul; Hippulyte Magen, le soir de Spartacus; Félix Pyat, le soir de Diogènc; Taillan, le soir du Premier tableau du Poussin; Alfred Jarry, le soir d'un Gentilhomme de 1847; Charles Fillieu, le soir d'une Aventure de Panurge; Alexandre Jarry, le soir de Faute d'un Pardon; et moi-même, hélas!—après et avant tant d'autres—le soir d'un Roué Innocent, une comédie en vers !

Le café Procope lui-même, au temps où la Comédie-Française était installée rue des Fossés-SaintGermain-des-Prés (aujourd'hui rue de l'AncienneComédie), n'avait pas de plus tumultueuses assemblées, de plus orageuses réunions. Au plus loin qu'il

me souvienne, c'était, par exemple, le soir de la première réprésentation de Lucrèce, en février 1843. J'étais bien jeune, bien jeune, et bien ardent, bien ardent a ces sortes de choses, qui m'intéressaient alors comme si j'eusse pressenti qu'elles devaient rn'intéresser sérieusement un jour. Il y avait là, gesticulant, se remuant, parlant,—volubilitas circulatoria, dirait Quintilien,—un homme en cravate blanche et entre deux âges, que j'ai su depuis s'appeler Achille Ricourt. Il parait qu'il avait découvert, au fond du Dauphiné, une tragédie et un tragique destinés à enfoncer toutes les Électres et tous les Crébillons, et après les avoir adoptés l'une et l'autre,— Lucrèce et Ponsard,—il allait les faire adopter par le public, dont il chauffait par avance la portion « la plus intelligente » en en récitant, comme une pythonisse sur son trépied, les plus belles tirades, le Songe, entre autres. « Vive Lucrèce! Ponsard for ever! » criaient les jeunes gens entassés dans le fumoir du café Tabourey, électrisés par cette récitation passionnée de l'homme à la cravate blanche. On sait le reste.

Plus tard,—j'étais toujours jeune, toujours ardent, toujours facile aux entraînements de l'imagination et du coeur,—plus tard, j'eus l'honneur de voir là, moi petit, moi obscur, moi adolescentule, le grand, le glorieux M. de Balzac, au matin de la première représentation des Ressources de Quinola. Je tremblai rien qu'à contempler—à distance—la face auguste

de ce dieu de la littérature contemporaine, quoique alors sa divinité fût un peu plus niée qu'aujourd'hui. J'aurais voulu l'aider—gratuitement—à vendre ses billets sous les galeries de l'Odéon, et à les vendre fort cher; mais j'étais si petit, si jeune, si timide!

Je n'ai pas à faire ici l'histoire des chutes et des triomphes du Second Théâtre-Français : cela me mènerait trop loin—et je n'y veux pas aller. Ce que j'entends dire, seulement, c'est que je n'ai jamais impunément passé devant le café Taboùrey : quelques souvenirs m'y ont toujours raccroché. Qui ne se souvient, parmi les Parisiens qui me font l'honneur de me lire, de l'ara de Jules Janin,—un perroquet superbe, et criard à lui tout seul comme une légion d'oiseaux de son espèce? Quand on sortait du Luxembourg par la grille de la rue do Vaugirard, on était forcé de lever les yeux vers le cinquième étage de la maison qui forme l'encoignure de la rue Molière; cet ara avait l'air de crier urbi et orbi : « C'est ici que demeure l'illustre auteur de YAne mort,—l'illustre critique du Journal des Débats,—l'illustre admirateur de Deburau,—l'illustre beaucoup de choses!... Levez la tête et le chapeau, bourgeois et manants, tourlourous et bonnes d'enfants, grisettes et carabins qui venez de respirer les lilas du Luxembourg!... » Et, de fait, si je n'ai jamais lové mon chapeau à cet endroit, j'y ai souvent relevé la tête, m'imaginant toujours, à chaque fois, qu'au lieu de l'ara, j'allais aper-

cevoir Jules Janin,—une de mes premières admirations de jeune homme.

Je ne crois pas que Jules Janin soit jamais entré au café Tabourey, son voisin. Il allait peu au café, d'abord ; ensuite, quand il y allait, c'était soit au café des Arts de la rue du Coq-Saint-Honoré, où il rencontrait son ami Théodose Burette, soit au café Talma, où il rencontrait A. Dumas, F. Soulié et les autres. Mais faute d'un moine l'abbaye ne chôme point; le café Tabourey avait des hôtes nombreux, parmi lesquels je citerai, au hasard, et aussi chronologiquement que possible : Edouard Ourliac, le très-regrettable et très-regretté auteur de Suzanne; Jules de la Madelène, le non moins regrettable auteur du Marquis des Saffras; le docteur Devarenne; Achille Ricourt, le directeur de l'Artiste; Auguste Lireux, le directeur de l'Odéon; Théophile Silvestre; Champfleury; Pierre Dupont, le poète rustique; Charles Baudelaire, le poète matérialiste; Leconte Delisle, le poète panthéiste; Charles Asselineau; Traviès; Hippolyte Babou; Auguste Préault, le sculpteur ; Victor Boric; Paul de Musset; Gustave Planche; le docteur Aussandon ; Marc Trapadoux, un philosophe ; Gabriel Dantrague, un rédacteur du Corsaire; Théodore de Banville; Philoxène Boyer; Melvil-Bloncourt ; Caristic; Poulet-Malassis; Marsh, professeur d'espagnol; Alexandre Mauzin, un comédien; Hippolyte Bosse let, un journaliste; Arthur Mangin, un futur savant; Henri Cantel, un futur poëte; et cinquante autres

dont les noms défient mon souvenir,—acteurs, journalistes, professeurs, étudiants, poëtes et aspirantsauteurs.

Le café Tabourey a été plus fréquenté, je le crois, qu'il ne le sera désormais; d'abord, parce que les batailles odéoniennes, les batailles épiques y sont rares (Gaëtana, d'Edmond About, vient de me donner tort); ensuite, parce qu'il s'est groupé depuis quinze ou vingt ans, autour du théâtre, un grand nombre de cafés qui tendent à enlever chaque jour à celui-ci une partie de sa clientèle littéraire. La première salle, celle qui regarde la rue de Vaugirard, est tranquille du matin au soir, occupée qu'elle est par des déjeuneurs silencieux,—les personnages respectables; la seconde salle, le fumoir, est à peine envahie, clans la soirée, par quelques lettrés qui y viennent, par habitude, causer d'art et de philosophie, ou par quelques auteurs qui viennent attendre, entre deux chopes, que M. de La Roûnat, le directeur actuel de l'Odéon, les fasse prévenir par Constant qu'il est disposé à les recevoir,—eux, non leurs pièces.

XIV

LA BRASSERIE DES MARTYRS

Si, par une fantaisie quelconque de la Providence (écrivais-je il y a cinq ans),Paris disparaissait comme Romulus, dans une trombe, où comme Elie, dans un feu d'artifice, et qu'il ne restât debout que cette grande hôtellerie de l'intelligence qu'on appelle la Brasserie de la rue des Martyrs,—et deux ou trois autres maisons dignes d'être épargnées,—on pourrait refaire une cité nouvelle et intéressante avec les matériaux humains qui se trouvent là. Car je ne crois pas qu'en aucun autre lieu de Paris et du monde, il y ait une semblable collection de représentants de l'art, de la poésie et de l'esprit. Peut-être qu'il s'en dépense ailleurs quelques petits verres,— mais là, il s'en consomme chaque soir des moss. Il y a la qualité, d'abord,—puis il y a le nombre. Et,

comme Dieu est toujours du côté des gros bataillons, je crois qu'en effet il épargnerait cet endroit-là et détruirait tous les autres,—double bienfait.

Cette cité nouvelle pourrait d'autant mieux se reconstruire sur des bases charmantes que, dans la supposition d'un abîmement universel, on n'aurait pas besoin, pour obéir aux lois de la reproduction, d'employer le procédé grossier de feu Deucalion ou

de feu Cadmus...... Il y a là des grappes de filles

amoureuses qui raffollent des pommes, comme Eve leur grand'mère,—surtout des pommes qu'Hippomène laissait tomber devant Atalante,—et qui s'opposeraient de leurs blanches mains à ce qu'on eût recours aux pierres, aux dents de dragon,—ou à toute autre vilaine chose.

Je ne sais pas ce que sont les brasseries allemandes et les tavernes anglaises, attendu que je n'ai pas encore pu me décider à franchir la Manche et à traverser le Rhin. Mais je doute que les unes et les autres procurent à l'oeil et à l'esprit le contentement que donne cette brasserie parisienne.

Il y a là deux salles toujours pleines,—celle du rezde-chaussée et celle du premier étage. Toutes deux sont très-vastes et très-hautes, et les clameurs s'y heurtent dans tous les sens sans produire ce charivari qu'on rencontre dans la plupart des cafés un peu hantés. L'air y circule mieux qu'ailleurs,—et les garçons aussi. Quand par hasard on y étouffe, c'est qu'on y met de la bonne volonté.

Cet établissement,—unique à Paris,—a été une bonne idée et il est devenu une bonne spéculation. Schoen—le premier, occupant—a eu le sort de tous les inventeurs passés, présents et futurs : il a échoué et s'est ruiné, laissant à un autre tout le bénéfice et toute la gloire de son oeuvre. Schoen avait découvert un continent plein de mines d'or,—et c'est M. Bourgeois qui en a été l'Améric Vespuce.

Passons. Cet homme est heureux,—ne le réveillons pas.

Cette brasserie,—qu'on pourrait appeler le café Procope du dix-neuvième siècle,—est une brasserie modèle. Il y a là des divans sérieux et des tables de chêne d'un très-heureux effet (les tables de Schoen, parbleu !...) ; c'est élégant et confortable : pleasing and confortable,—comme dit le caporal Trim. Mais ce qui est beaucoup moins « pleasing » ce sont les glaces, les dorures, les enluminures, les peinturlurages et autres choses criardes qui donnent des ophthalmies et des crispations à tous les gens qui ont des yeux et du goût. Il y a aussi là des lampadaires qui ont emprunté leurs cariatides aux Trois Grâces du musée de la Renaissance et qui condamnent ces malheureuses à porter des chapeaux et des fleurs artificielles en guise de flammes. Le maître de cet établissement ignore peut-être qu'il y a rue de Buci, au Café de France,—et pendant toute l'année!—une corbeille gigantesque de fleurs excessivement naturelles... Les pièces de cent SOUS qu'on lui donne ne sont pourtant

pas eu fer-blanc ! Pourquoi alors des fleurs en crinoline et des ornements en papier mâché?... Vous verrez qu'il faudra que les habitués garnissent euxmêmes—avec de vraies fleurs—ces abominables jardinières. Quant à moi, je souscris d'avance—pour un bouquet de violettes.

Ce qui se consomme là, en houblon, m'est à peu près indifférent,—par cette excellente raison que j'attends toujours, pour aimer la bière, qu'elle ait le goût du vin. Cependant les buveurs bien informés prétendent qu'elle est très-bonne et qu'elle vient presque directement de la Bavière et de Strasbourg. Je le veux bien, mon Dieu, je le veux bien !

Quant à ce qui s'y consomme en esprit, c'est autre chose. Cela m'intéresse beaucoup,—et je vous demande la permission de vous en parler un peu.

Toutes les écoles parisiennes,—les réalistes et les fantaisistes, les ingristes et les coloristes, en un mot les Capulets et les Montaigus de l'art et de la littérature, —toutes les écoles parisiennes sont là chaque soir, enfermées dans la même cage, et jusqu'à présent elles ne se sont encore rien mangé... Mais il faut espérer que cela arrivera un soir ou l'autre : il n'y a rien de plus anthropophage que les civilisés.

Ainsi les élèves de Delacroix et de Couture y fraternisent volontiers avec les élèves de M. Horace Vernet et de M. Ingres, tout en marivaudant, entre deux chopes et deux parties de dominos, sur madame la Ligne et sur mademoiselle la Couleur,—l'Étéocle et

le Polynice femelles de cette Jocaste incestueuse qui s'appelle la peinture moderne.

Il y a là aussi de jeunes peintres qui ont peut-être été les élèves de quelqu'un ou de quelque chose,— les élèves de Bougival, par exemple, comme Courbet,— mais qui, à coup sûr, sont aujourd'hui ou seront demain (ou après-demain) des maîtres : Arnaud Gautier,—les Folles de la Salpétrière ; Henri Sieurac,—' Renaissance des Arts et des Lettres; Louis Duveau,— la Peste d'Eliant ; Protais,—Bataille d'Inkermann ; Terlat,—Le Renard et LES Raisins; Sorieul,-LES Chasseurs de la famille impériale de Russie; C. de Serres,—Intérieur d'une Clouterie; Alfred Stevens,— Consolation; Joseph Stevens,— Un métier de Chiens; Knauss,—le lendemain de noce; Seigneurgens,—Un salon du Marais; Achille Oudinot,—Effet de nuit près de Saint-Sénery ; Eugène Deshayes,—Vue prise en Hollande; Gustave Boulanger,—Jules César au Rubicon ; Boutibonne,— Beatrice Donato; Alfred Darjou,—Paludiers bretons jouant au tonneau; Antoine Dumas,—Las Seguidillas ; Henry Hofer,— Jeune femme effeuillant une marguerite; Foulongne,—Meloenis chez la sorcière Staphyla;—Hoguet,—Moulins de Montmartre ; Jules Hintz,—le Port à Hambourg ; Yan'Dargent,— Sauvetage à Guisscny; Julien Girardin,— Jardin de Marquaire, dans les Vosges; Emile Lambinet— Dessous de bois à Écouen ; David Sutter,—Environs de la grotte de Saint-Francois-d'Assise, dans les Apennins; Tabar,—l' Aumônier blessé; Eugène Lavieille,—Une crue en Décembre; Charles

Voillemot,—Portrait de mademoiselle "'; Isidore Patrois,—les OEufs de Pâques; Eugène Leygue,— Portrait de femme; Charles Fortin,—l'Essai d'une Vocation; et dix-sept ou dix-huit autres dont les noms restent au fond de ma bouteille à l'encre.

Il y a là aussi des sculpteurs, des élèves de Rude et de Pradier, de Toussaint et de David d'Angers, de Bosio et de Dumont, de Ramey et de Barye, de Lequien et de Chenillon, de Pollet et de Cartelier,—de vieux maîtres et des jeunes, des morts et des vivants; il y a des admirateurs de Michel-Ange et des fanatiques de Germain Pilon, de jeunes mains enthousiastes qui veulent amollir et vivifier le marbre—comme Pygmalion Galatée—et qui savent déjà faire voler des copeaux de pierre sous leur ciseau fiévreux ; de jeunes artistes qui seront sans doute un jour de grands artistes, et qui marchent résolument dans les bottes de Coysevox, de Bouchardon, de Coustou, de Houdon, de Pigalle, de Falconnet,—des bottes de sept lieues.

Leurs noms? Celui-ci s'appelle Christophe. Il a déjà signé deux oeuvres énormes : un Philoctète, staiue remarquable, et la Douleur,—une bonne statue ue le jury avait prise sans doute pour une feuillette de bon vin, puisqu'il l'avait fait descendre dans une cave. Celui-là s'appelle Marcellin, et il a fait une Cypris allaitant l'Amour, que d'autres voudraient bien avoir faite et que je voudrais bien avoir eue pour nourrice—au lieu de la paysanne normande à la-

quelle j'ai été remis en venant au monde. Cet autre s'appelle Charles Lebourg, et il est connu pour son Nègre jouant avec un lézard ; cet autre, Paul Gabet,— Portrait de François Rude, son maître ; cet autre, Emile Chatrousse, —Héloïse et Abailard; cet autre, Lanzirotti,—la Pensierosa; cet autre, Camille Demesmay,—Mater Christi; cet autre, Auguste Lechesne,— groupe des Dénicheurs ; cet autre, Isidore Bonheur,— groupe d'un Taureau et d'un ours ; cet autre, Alexandre Oiiva,—buste du R. P. Ventura de Raulica ; cet autre, Félix Sanzel,—l'Enfant aux pipeaux; cet autre, Jules Bonaffé,—statue d'une Belle de nuit; cet autre, Aimé Millet,—statue de l'Ariane; cet autre, Barthélemy Frison,—statue d'une jeune Fille à sa toilette; cet autre, Ludovic Durand,—buste de Blondine ; ceautre, Paul Delabrière,—Cavalier surpris par une panthère'.; cet autre, Jules Franceschi,—jeune Chasseresse agaçant un renard; puis enfin, Prouha, qui a illustré le nouveau Louvre, Joseph Leboeuf, qui l'illustrera, Antonini qui ne veut pas l'illustrer, et quatre ou cinq autres qui se connaissent peut-être, mais que je ne connais pas.

Viennent maintenant les musiciens : Olivier Métra, le chef d'orchestre des Folies-Robert — sous le nom d'Emart; Galibert, qui a fait la musique d'une opérette jouée aux Bouffes - Parisiens , Après forage; J.-J. Debillemont, qui a fait la musique d'un opéra joué a Dijon, et qui sera probablement joué ici bientôt, Astaroth ; Darcier, qui a fait la musique des Doublons

de ma ceinture ; Mazini, dont les romances ont fait le tour du monde ; Pierre Dupont, dont les Chants rustiques sentent trop le foin d'opéra-comique ; puis deux ou trois autres Orphées que j'oublie—à dessein.

Après l'art, la poésie,—ces ennemis intimes.

Ici je demande la permission d'ouvrir une parenthèse: ça en vaut la peine.

Je ne sais pas si vous l'avez remarqué, mais ordinairement les artistes affichent un souverain mépris pour les gens de lettres,—surtout quand les gens de lettres osent écrire ou dire ce qu'ils pensent de l'art en général et des productions des artistes en particulier. C'est un mépris terrible que ce mépris-là ! Il est panaché d'un peu de peur et de beaucoup de colère. Peur de quoi? Colère de quoi? Ils ne le savent pas, —ni nous non plus,—mais enfin ils nous détestent cordialement, et je ferais un volume gros comme Lablache avec toutes les injures que j'ai recueillies ici et là—et puis encore ailleurs—sur le compte des critiques influents de notre temps. Je ne parle pas des critiques du temps passé,—les artistes ne se piquant guère d'érudition, à part quelques-uns qui, comme Eugène Delacroix, Chenavard, Préault, Ingres, connaissent mieux que personne la Genèse de l'art.

Il se peut que ceci ne soit pas du goût de tout le monde, et j'en suis fâché. Mais si je n'avais pas entendu de mes oreilles ces blasphèmes à l'endroit de la littérature, je n'en aurais pas été attristé et étonné,

et, n'en ayant été ni attristé ni étonné, je n'aurais pas eu à témoigner ici de mon étonnement et de ma tristesse.

Ah! ce mépris, que nous ne vous rendons pas,— faute de monnaie, chers grands enfants que vous êtes!—ce mépris est une ingratitude et une irrévérence. Vous ne savez donc pas que c'est précisément aux lettrés que vous devez une partie de votre réputation,—presque votre gloire? Qu'est-ce donc que le génie,—quand personne n'est là pour l'acclamer et le révéler à la foule—sinon une lampe solitaire, un flambeau caché, un diamant enfoui? Ah ! chers ingrats ! Qu'auraient été vos aînés, et que seriez-vous vous-mêmes, sans ces hérauts d'armes de votre génie, sans ces missionnaires de votre talent qui s'appellent Diderot, Marmontel, Bachaumont, Esménard, Guizot, Henri de la Touche, Kératry, Thiers, Gustave Planche, Delécluze, Jal, Gabriel Laviron, Jules Janin, Alexandre Decamps, Louis Viardot, Alphonse Karr, Laurent Jan, Alfred de Musset, Th. Thoré, A. Barbier, Théophile Gautier, Prosper Mérimée, Charles Blanc, Wilhem Thénint, Eugène Pelletan, Eugène de Montlaur, Arsène Houssaye, Laverdant, Desbarrolles, Paul Lacroix, Baudelaire, Paul Meurice, A. de La Fizelière, Paul Mantz, Louis Desnoyers, Théodore de Banville, Philippe de Chennevières, Clément de Ris, Théodore Pelloquet, Taxile Delord, A. de Montaiglon, J. Castagnary, Charles Sieurac, Léonce de Pesquidoux, Pierre Pétroz, Méry, Amédée Pommier,—et cinquante au-

tres noms que ma plume n'a pas le temps d'écrire. D'ailleurs, « mademoiselle Mémoire, »—comme disait la Clairon,— « mademoiselle Mémoire » est fatiguée de se rappeler, et je suis fatigué d'enregistrer ce qu'elle se rappelle...

Eh bien, mes enfants, sont-ce des idiots que je viens de vous nommer là?...

Par bonheur, de toutes ces vilaines choses qu'ils disent des gens de lettres, les artistes—jeunes gens et vieilles gens—n'en pensent pas un mot,—ni nous non plus. Ce qui fait que malgré leurs haines vigoureuses et leurs antipathies carabinées à l'endroit de « Messieurs du Feuilleton et de la Critique, » — ils se serrent la main avec plaisir, les uns et les autres, quand ils se rencontrent. Je ne sais pas s'ils se cherchent,—mais je sais qu'ils se trouvent.

Et la preuve, c'est que les artistes dont je citais les noms au hasard, tout à l'heure, coudoient chaque soir,—à la brasserie de la rue des Martyrs,—des mandarins lettrés, comme : Hippolyte Castille, auteur des Hommes et des moeurs sous Louis-Philippe,— et de pamphlets publiés sous le nom de Job le Socialiste ; Philibert Audebrand, l'auteur de tant de choses, le rédacteur en chef de la Gazette de Paris,—qui a tort de décrier « les grands hommes de brasseries, » puisqu'il les hante lui-même; Guichardet, le rédacteur en chef des Beaux-Arts-Curmerqui ne rédige plus rien au jourd'hui, que des verres d'abs ; Champfleury, l'auteur de Chien Caillou ; Charles Monselet,

l'auteur de la Franc-maçonnerie des Femmes,—qui lui a valu, en pleine Presse, une si verte et si inconcevable mercuriale de M. Emile de Girardin ; Henry Murger, l'auteur des Scènes de la vie de bohème,—un roman vécu; Henry de La Madeleine, l'auteur de Madame Barbe-Bleue; Théodore de Banville, l'auteur des Odes funambulesques ; Hippolyte Babou, un trèsingénieux critique,—et un excellent écrivain; Charles Bataille et Amédée Rolland, ces Dioscures littéraires; Privat d'Anglemont, l'auteur du Paris-Anecdote ; Gustave Mathieu, le joyeux auteur de la légende de Monsieur Gaudéru,—et vigneron vigneronnant du fameux Clos-Pessin; Aurélien Scholl, l'auteur de Denise ; Jean Rousseau, le chroniqueur du Figaro; Tony Revillon, le chroniqueur de la Gazette de Paris; Emile de Labédollière, le chroniqueur du Siècle; Auguste Luchet, l'auteur du Nom de Famille,—qui lui a valu l'exil ; Jules Viard, le rédacteur en chef du Polichinelle,—qui n'a aucun rapport avec celui de M. Pierre Bry aîné, éditeur de « quatre sous »; Alphonse Duchesne, le poëte des Oiseaux de passage; Alfred Busquet, le poète des Heures ; Louis Bouilhet, le poète de Meloenis; Barillot, le poète des Vierges— de toutes les couleurs ; Charles Voinez, le poète des Nationales ; Habans, le critique littéraire du Figaro ; Antonio YYatripon, « le dernier des escholiers, » un écrivain remarquable—par son grand nez, comme Hippolyte Lucas; Firmin Maillard, l'Édouard Fournier de l'avenir—et du présent: Emile Barras, l'un

des trois directeurs du Diogène, dont Charles Bataille était le La Reveillère et Amédée Rolland le Rewbcll ; Auguste de Châtillon, le poëte de la Grand'Pinte,— ami de Victor Hugo et de Théophile Gautier; Charles Vincent, l'aller ego d'Auguste Luchet, le poëte populaire, le rédacteur en chef du Moniteur de la Cordonnerie—qui a donné tant de souliers vernis à tant d'hommes de lettres; E. Desdemaines, l'auteur des Haillons de l'Art, qui sera demain un bon romancier et un chansonnier — s'il ne va pas ce soir s'enfouir dans une étude de notaire, en province ; G. de la Landelle, un romancier maritime, l'auteur de la Gorgone, des Poèmes et Chants marins, le successeur de Corbière et du capitaine Marryat ; Antoine Fauchery, dont j'aurai une prochaine occasion de parler ; Armand Barthet,qui fit le Moineau de Lesbie—et se croisa les bras après, trouvant qu'il avait assez fait pour ses contemporains et pour la postérité; etc., etc., etc. Toute une armée, enfin, avec ses généraux de trente ans et ses soldats en cheveux gris. Poètes et journalistes, romanciers et vaudevillistes, tout cela se heurte sans s'écraser,—quitte à s'écraser un soir ou l'autre sans se heurter.

Je m'aperçois que je viens d'oublier deux noms importants — par l'importance qu'ils se décernent eux-mêmes à eux-mêmes, chaque soir, en pleine brasserie des Martyrs, de cinq heures à minuit: Théodore Pelloquet et Fernand Desnoyers.

Théodore Pelloquet,—critique au National autre-

fois, à la Gazette de Paris aujourd'hui, correspondant de journaux étrangers, auteur d'excellentes monographies de peintres, écrivain solide, contrôleur sévère et juste, confrère bienveillant,—Théodore Pelloquet a l'air d'être à la brasserie comme chez lui, et il s'y promène de long en large et de large en long, exactement comme il ferait dans sa chambre. Il porte invariablement un habit noir, une cravate blanche, un chapeau spécial,—et une pipe culottée, très-bien culottée, la pipe avec laquelle Schaunard allait dans « le monde. » Vous arrivez, il passe, et, sans s'arrêter, vous tend—comme à la cantonnade—l'extrémité de son index :

Prenez-le, ne le prenez pas Ça m'est bien égal, mamzelle !

Quelquefois, cependant, il daigne cesser son jeu d'écureuil en cage et s'asseoir à votre table pour causer de choses et autres—à propos desquelles il cause très-bien. Il rit volontiers, quoiqu'il soit d'un commerce grave, ordinairement, et volontiers aussi il rit d'une plaisanterie qu'il va faire—avant de l'avoir faite. Mais son mot dit, son rire lancé comme une aimable fusée, il s'éteint, se lève et reprend sa promenade à travers la brasserie.

Pelloquet loge peut-être quelque part, comme vous et moi ; en tous cas il demeure à la brasserie, où l'on est assuré de le rencontrer à n'importe quelle heure de la journée ou de la soirée.

Quant à Fernand Desnoyers, c'est un homme à part,—plus à part encore que Théodore Pelloquet, et un peu moins sérieux que ce dernier. Lui aussi va et vient en long et en large dans la brasserie, mais il circule aussi bruyamment que l'autre tranquillement. Quand on ne le voit pas, on l'entend; on entend sa voix qui coupe l'oreille comme le ferait un rasoir,—et qui a les intonations traînantes de celles de Schann, de Courbet, et de Gustave Mathieu : je regrette de ne pouvoir vous la donner notée.

Il est des morts qu'il faut qu'on tue! Habitants du Havre, Havrais, J'arrive de Paris exprès Pour démolir la statue De Delavigne (Casimir) : Je m'appelle Clodomir!...

Fernand Desnoyers est tout entier là dedans : il est le briseur d'images, le renverseur de statues,—les statues de tous les poëtes passés, présents et futurs. Que mettra-t-il sur ces piédestaux vides de leurs grands hommes? Eh! parbleu, sa propre statue, à lui, Clodomir I*—et dernier, espérons-le.

Je n'invente pas cela, j'en suis incapable—comme d'inventer toute autre chose. Fernand DesnoyersClodomir trouve que Lamartine est un idiot, Alfred de Musset un gâteux, Auguste Barbier un épileptique, Victor Hugo un fou, et, qu'à part Pierre Dupont, G.Mathieu et LUI,—lui seul serait assez!—il

n'y a pas un seul poëte en France, en Europe, dans l'univers.

Tout cola, parce qu'il a fait une farce intitulée BrasNoir, et deux ou trois pièces de vers, qu'il prend pour des pièces de Bourgogne—et qui ne sont que de la piquette.

Quoi qu'en dise M. Fernand Desnoyers et sa cabale réaliste, les trois poètes qu'il nous donne là comme les meilleurs, comme les uniques, ne suffisent pas à notre consommation,—je veux dire à notre admiration. Il y en a, fort heureusement, d'autres que ceuxlà,—bien que ceux-là aient leur mérite, —et je n'ai certes pas besoin de les nommer. Je n'ai pas besoin, non plus, d'ajouter que parmi ces autres-là, M. Fernand Desnoyers n'a pas encore sa place. Il ne l'obtiendra que lorsqu'il aura fait un chef-d'oeuvre,— par exemple, les Voix intérieures, Rolla, Jocelyn, la Comédie de la Mort, Dolorida. Jusque-là, je continuerai à lui préférer Victor Hugo, Alfred de Vigny, Théophile Gautier, Lamartine et Alfred de Musset, et— parmi les poetoe minores —Victor de Lnprade, Lecontede Lisle, Louis Bouilhet, Amédée Rolland, Théodore de Banville, Ch. Baudelaire, etc.

Si je m'arrête ici plus que de raison devant cette figure de la presse parisienne, c'est qu'elle se remue beaucoup, d'ordinaire, pour être vue. M. Fernand Desnoyers—qui a, du reste, cette maigreur dont le grand Diderot, disait : « Cela me convient ; ceux en qui brûle le tison de Prométhée en sont consumés..., »

—M. Fernand Desnoyers, je le répète, va et vient à chaque instant dans la brasserie des Martyrs comme s'il était condamné à la locomotion perpétuelle; il y erre comme une âme en peine,—musique de M. de Flottow, dirait Charles Monselet. Et, ma foi! puisque je suis en train d'emprunter à Diderot,—c'est un millionnaire,—je m'en vais lui emprunter encore quelque chose et dire, en finissant, de M. Desnoyers, ce qu'il disait de Greuze : « Il est un peu vain, notre peintre, mais sa vanité est celle d'un enfant... Otezlui cette vanité qui lui fait dire de son propre ouvrage: Voyez-moi cela... c'est cela qui est beau! vous lui ôterez la verve, vous éteindrez le feu, et le talent s'éclipsera. Je crains bien, lorsqu'il deviendra modeste, qu'il n'ait raison de l'être. »

Cinq ans ont passé sur cet article et sur notre tête à tous. La brasserie des Martyrs a subi le sort commun à ces sortes d'établissements : son public d'autrefois a laissé éclaircir ses rangs, et, dans ces rangs éclaircis, s'est introduit, pour les combler, un public qui ne ressemble guère à l'ancien, il faut l'avouer. Il y venait jadis beaucoup trop d'hommes de lettres, peut-être : aujourd'hui, il y vient beaucoup trop de femmes—qui n'ont aucun rapport avec les chastes Piérides.

Les jardins d'Académus sont devenus les jardins d'Armide.

XVI

LE CAFÉ DE BRUXELLES

C'est un des cafés dont je parlais tout à l'heure, à propos de Tabourey ; c'est un de ceux qui ont compris que les gens qui viennent d'entendre un acte de l'Agnès de Méranie, de M. Ponsard, ou une tirade de la Médée de M. Legouvé,-ou de toute autre tragédie d'hier ou d'aujourd'hui,—ont grand besoin de se désaltérer et de se reposer de leur fatigue, en prenant une glace, un sorbet, une limonade ou un verre de bière. Bon raisonnement, quoique les spectateurs n'affluent pas à l'Odéon,—surtout le jour où l'on joue des tragédies de MM. Ponsard et Legouvé, de l'Académie française.

Le café de Bruxelles a pris situation à l'angle de la rue Molière et de la place de l'Odéon, et, comme tous les établissements de ce genre qui avoisinent un

théâtre, il a toujours eu, en outre de son public, des entr'actes, un public d'habitués qui a un peu contribué à sa réputation, si je ne m'abuse.

Quel est-il, ce public?Présentement; je ne sais pas au juste, et penche à croire que c'est un public d'étudiants, les riches, ceux qui habitent des appartements complets dans les hôtels garnis des environs. Le public d'il y a quelques années, je le connais mieux, —quoique je ne le connaisse plus. Il y avait aussi des étudiants, mais ils étaient moins riches que ceux d'aujourd'hui. Les mulâtres dominaient: Melvil Bloncourt, Simonisse, Servient, Thorp, Sainte-Luce,— des jeunes gens chevaleresques et spirituels, dont le seul tort était, est encore, de croire que la race blanche est destinée à être absorbée par la race noire. Puis venaient des blancs,—des littérateurs et des prophètes, des acteurs de l'Odéon et des employés de ministères. Parmi les littérateurs, les frères Jarry, Charles Fillieu, Taillan, Lambert Thiboust, déjà nommés ; les deux frères Avenel, Fouque, Watripon, Privat (qui allait partout). Puis Bresdin, un artiste dont Champfleury a popularisé la vie sous le nom de Chien Caillou. Puis Traviès, un caricaturiste et un philosopheur. Puis Jean Journet, l'apôtre, qui est mort il y quelques mois, et auquel Nadar a fait, dans le Figaro, une si courageuse oraison funèbre.

Jean Journet! Mon étonnement fut grand, le soir où je le vis pour la première fois, dans la salle de billard du café de Bruxelles, au premier étage. Il avait

sous son bras et sous son caban un ballot de petites brochures destinées à sauver le monde. Il posa son ballot sur une chaise, étendit les mains vers nous,— de très-belles mains blanches dont il était peut-être plus fier qu'il ne convenait, — et prêcha. Saint Jean, le patriarche de Constantinople, avait moins mérité que lui le surnom de Chrysostome : il n'y a vraiment que ces pauvres-là pour avoir une bouche d'or ! Je fus ébloui par cette faconde généreuse de Jean Journet , qui s'aperçut bien de l'effet qu'il venait de produire sur moi—comme sur mes jeunes compagnons —et qui me présenta discrètement une liste sur laquelle il me pria d'inscrire mon nom comme bienfaiteur de l'humanité.

Bienfaiteur de l'humanité? Comment le pouvais-je devenir, moi, atome perdu dans la foule des atomes? Comment, moi, pauvre surtout? Journet comprit mon embarras et devina ma pauvreté : « Signez toujours! » me dit-il de sa voix onctueuse et irrésistible. Je n'osai pas refuser—ma signature—à un apôtre qui parlait d'or à des gens qui n'en avaient pas, et c'est ainsi que, sans le savoir, et sans le vouloir, je devins un des cinquante ou soixante bienfaiteurs de l'humanité, dont les noms se trouvent imprimés en tête d'une brochure doctrinale du disciple de Fourier. J'en demande bien pardon à l'humanité.

Ce cénacle du café de Bruxelles dura ce que durent tous les cénacles. Au bout de deux ou trois ans, chacun avait pris son vol vers des contrées plus hospi-

talières. Mais la vogue resta à l'établissement,—et c'est tout ce que voulait son propriétaire, sans doute. Aujourd'hui, cet établissement est des plus florissants,—grâce aux entr'actes du théâtre de l'Odéon.

XVII

LE CABARET DE KRAUTHEIMER

On le trouve—sans trop le chercher—sur le boulevard des Poissonniers, à droite de l'ancienne barrière Rochechouart, à quelques pas de l'endroit où naquit Chapelle, le joyeux ami de Molière et de Chevreau, de Racine et de La Fontaine, de Boileau et du maréchal de Hocquincourt. Vous verrez tout à l'heure que ce n'est pas pour rien que j'ai rappelé ce souvenir littéraire du XVIIe siècle.

Krautheimer! Le nom est bien mal choisi pour un débitant de « pourée septembrale : » Kraut, herbe, timer, seau,—un seau d'herbes. Il conviendrait bien plutôt à un verdurier, à un maraîcher, qu'à un brandevinier. Mais il parait que ces malicieux Allemands sont tous ainsi : ils ont plaisir à se donner une profession diamétralement opposée à celle que leur

imposerait leur nom. C'est comme Schumacher, l'affable cabaretier de la petite rue Royale, à la barrière Pigalle : Schumacher, cordonnier!

Il est vrai que Krautheimer ne vend pas que du vin et qu'il débite aussi, avec force charcuteries teutoniques, des plats variés de choucroute et d'épinards. À cette cause, son nom se trouve en partie justifié, et, ne le fût-il pas d'ailleurs, que cela me serait parfaitement égal,—ainsi qu'à vous, je suppose.

On entre, et l'on est dans la cuisine,—une vaste cuisine où bruissent, dans des casseroles reluisantes comme des soleils, un tas de choses appétissantes, surveillées par la respectable madame Krautheimer, et par des filles de service; M. Krautheimer, lui, se tient au comptoir, surveillant les entrants,—et surtout les sortants.

A gauche, une baie de porte—sans porte—donne accès dans une assez grande salle ornée de tables et de bancs en bois, et dont le mur principal, celui du fond, peint à fresque, représente quelque chose qui mérite une description particulière. C'est le Rhin, le vieux Rhin allemand chanté si fièrement et si mal à propos, me semble-t-il, par Becker. Il coule majestueux, large, profond, comme un fleuve qui connaît sa force et son importance, baignant de ses ondes tranquilles des rives plus tranquilles encore, vieux burgs démantelés, jeunes villages verdoyants, traînant à sa suite de lourds trains de bois et de non

moins lourds bateaux à vapeur. Il vient de Suisse et s'en va se jeter, après bien des vagabondages, dans cette mer du Nord, qui reçoit déjà tant d'autres tributaires,—l'Escaut, l'Humber, la Meuse, le Weser, l'Elbe, la Tamise. A gauche du spectateur, sur la rive droite du fleuve, l'artiste a imaginé une scène d'Auerbach : sous une tonnelle moitié houblon et moitié pampre, une famille bourgeoise festine joyeusement, oublieuse de la vie et du Rhin qui coulent; les uns mangent, les autres boivent, quelques-uns embrassent, et tous rient,—même le chien, à qui l'on a abandonné amicalement quelques os médullaires. J'ai toujours cette fresque devant les yeux , et toujours elle me fait rêver : je comprends qu'elle fasse manger et boire les autres.

Nous l'avons eu, votre Rhin allemand, Il a tenu dans notre verre !...

Voilà pour la première salle du cabaret de Krautheimer. En allant vers le jardin, on en trouve d'autres. D'abord le jardin, qui est plein de tables et de buveurs, durant l'été, ainsi que l'espèce de pavillon à tables en grume que l'on a ménagé, pour les jours de pluie, à l'extrémité de ce jardin. Ensuite, une salle au rez-de-chaussée, à droite. Puis, au premier étage, une autre salle,—pour les gens qui n'aiment ni la foule ni le grand air. C'est tout,—et quelquefois ce n'est pas assez.

Qui vient là? tout le monde,—et encore d'autres personnes. Tout le monde, ce sont les passants, les ouvriers des alentours, aux heures traditionnelles des repas, parce que la nourriture et le liquide, sans coûter plus cher qu'ailleurs, y sont plus proprement servis,—quoique... Les autres personnes, ce sont des Allemands jeunes ou vieux, pauvres ou aisés, artistes ou employés; ils ont pris ce cabaret en affection pour plusieurs raisons—que je ne connais pas; cela doit être à cause de la bonne mine du cabaretier et du cabaret, ainsi qu'à celle des plats particuliers qu'on y mange, et avec lesquels on croit avaler un morceau de la patrie absente : jambons de Mayence, saucisses de Francfort, sauer kraut (au fait, je me trompais, kraut veut dire aussi chou : Krautheimer, vendeur de choucroute !) boeuf aux betteraves, raifort, kleusses, nouilles, etc., etc.

Les autres personnes sont aussi des Français, et même des Parisiens,—et c'est ici que le souvenir du bâtard de François Luillier, maître des comptes, reparaît pour se justifier. Car la plupart de ces Français sont des acteurs du théâtre Montmartre, ou des peintres du quartier Rochechouart, ou des littérateurs de tous les quartiers. Il me serait plus facile de vous dire qui, d'entre ces derniers, je n'y ai pas rencontré, que de vous nommer ceux que j'y ai vus. Nous allions volontiers y faire ventre, Privat d'Anglemont et moi, seuls ou en compagnie de confrères en train « de s'inscrire au Temple de Mémoire. » Je

me rappelle, par parenthèse, l'horrible grimace que fit Melvil, la première et dernière fois qu'il vint chez Krautheimer avec Z. Bladé, Fouque, Privat et moi, lorsqu'on lui apporta un plat de nouilles—sans oeufs: il lui semblait que le pharmacien d'à côté avait versé dans son assiette le contenu d'un bocal contenant un ténia—ce ver-ruban si étrange de forme qui, déployé, pourrait faire sans se gêner le tour des fortifications de Paris. « Oh! s'écria-t-il, l'horrible bête! » Et il se mit à casser des noix, pour tout dîner. Je n'ai pas besoin d'ajouter que « l'horrible bête » de Melvil est une très-inoffensive pâte, excellente—avec oeufs,— et qu'on pourrait appeler le macaroni de l'Allemagne.

Mais l'illustration la plus sérieuse du cabaret de Krautheimer est Desbarrolles, l'ami d'Alexandre Dumas, de Giraud et de beaucoup d'autres,—un artiste qui a fait de l'escrime, un maître d'armes qui a fait de la littérature, un littérateur qui fait aujourd'hui de la Chiromancie. C'est Desbarrolles qui a montré le chemin de Krautheimer au Paris littéraire et artistique—et antimillionnaire.

Que les kleusses lui soient légères !

XVIII

LE CAFÉ TALMA

Voilà une trentaine d'années qu'il est là, au coin du passage Choiseul et do la rue Neuve-des-PetitsChamps, ayant gardé sa première physionomie s'il n'a pas gardé ses premiers habitués. Il n'est pas jusqu'au portrait du grand acteur tragique auquel il doit son nom qui ne soit resté accroché à la même place, au-dessus de la pendule et au-dessous de la glace du comptoir.

C'était le bon temps alors, littérairement parlant. C'était l'époque de la renaissance des lettres—et du théâtre de la Renaissance. Il m'en souvient beaucoup s'il ne vous en souvient guère, et cependant, à cette époque flamboyante, je tettais à peine le lait aigredoux des déclinaisons latines. Mais, grâce aux sou-

venirs de celui-ci et de celui-là,—souvenirs parlés, non écrits—j'ai pu reconstruire tous ces passés où je n'existais pas encore, et en faire les présentes histoires auxquelles je me mêle volontiers comme raconteur.

Donc, en ce temps-là, venaient s'asseoir aux tables du café Talma des littérateurs et des artistes dont la réputation avait l'éclat qu'a aujourd'hui, par exemple, celle de M. Victorien Sardou comme auteur dramatique, de M. Ponson du Terrail comme romancier, de M. Prévost-Paradol comme journaliste, do M. Baudelaire comme poëte, de M. Gustave Doré comme illustrateur, de M. Courbet comme peintre, de M. Chose comme excentrique,—tous gens fort honorables et fort divers, dont on ne parlera peutêtre plus dans vingt ans d'ici, Courbet, Doré et Baudelaire exceptés.

Ces jeunes gloires d'alors — illustres chandelles humaines sur la plupart desquelles la mort ou l'oubli a soufflé— s'appelaient : Alexandre Dumas, Alphonse Brot, Honoré de Balzac, Anténor Joly, Alexandre Decamps, Antony Béraud, Charlet, le docteur Thierry, Jules Janin, Tony Johannot, Frédéric Soulié, Fau, Dauzatz, Eugène Decamps, Fiers, Gautier, Jadin, Alphonse Karr, le docteur Blasy, Henry Monnier, Eugène Isabey, Amaury Duval, et quelques autres encore, parmi lesquels les auteurs des pièces jouées sur le théâtre voisin. Voulez-vous que je vous en nomme quelques-unes? ce sera instructif. L'Eau

merveilleuse, un opéra de Grisar ; les Parents de la Fille, une comédie d'Arvers et de Davrecourt; Bathilde, un drame d'Auguste Maquet; la Jeunesse de Goethe, une comédie do madame Louise Colet née Révoil; la Chaste Suzanne, un opéra de Monpou ; la Fêle des Fous, un drame de Fournier et d'Arnould ; le Naufrage de la Méduse, un opéra de Pilati et de Flottow; l'École des jeunes Filles, un drame de madame Mélanie Waldor; puis d'autres pièces, des genres les plus divers, signées de Louis Bellet, de Théaulon, de Vanderburch, d'Armand Dartois, de Villain de Saint-Hilaire, d'Alboise, de Rosier, de Cormon, de Paul Duport, d'Halévy, de Carmouche et de Timothée Dehay. Alexandre Dumas faisait alors jouer l'Alchimiste à la salle Vcntadour; Honoré de Balzac venait d'écrire Eugénie Grandet; Tony Johannot venait de terminer son Amiral Coligny ; Frédéric Soulié faisait jouer Diane de Chivry ; Alphonse Brot publiait Entre onze heures et minuit ; Alexandre Decamps faisait ses premières toiles —Retour d'Orient; Jules Janin écrivait ses Catacombes ; Jadin exposait ses premières meutes; Alphonse Karr faisait paraître Sous les Tilleuls; Théophile Gautier inaugurait la Jeune-France, et les autres exposaient, peignaient, écrivaient les choses que l'on sait,—ou que l'on' ne sait plus, car on a trop à se rappeler, à Paris, pour se rappeler beaucoup. Alexandre Decamps est mort; son frère Eugène aussi. Balzac est mort. Tony Johannot est mort. Charlet est mort. Antony Béraud est mort. Frédéric Soulié est mort. « Les lau-

riers ne préservent pas de la foudre, » disait M. Prudhomme.

Mais, en ce temps-là, ils étaient bien vivants et bons vivants. Ils venaient presque chaque jour s'asseoir aux tables du café Talma, le plus près possible du comptoir, dont la dame était par moments forcée de fuir, rougissante, devant les galanteries d'Antony Béraud et les rabelaiseries d'Honoré de Balzac. Jules Janin, qui n'était pas alors aussi rotond qu a présent, faisait sa partie d'échecs dans un coin, pendant que dans un autre Alexandre Dumas racontait à ses auditeurs charmés les gasconnades ébouriffantes qu'il devait placer plus tard dans son Capitaine Pamphile.

Oui, c'est à une table du café Talma qu'a paru pour la première fois, avant de paraître chez Dumont, cette amusante odyssée du capitaine marseillais qui commence à la Cannebière pour ne pas finir à l'isthme de Panama. Dieu sait—et le maître du café Talma aussi—les rires qui accueillaient chacune des aventures de ce M. de Crac, négrier, corsaire, flibustier! Chacun des chapitres racontés par Dumas, avec cette verve intarissable qu'on lui connaît, était accueilli comme il convenait. Comment le capitaine Pamphile apaisa une sédition à bord du brick la Roxelane. Comment le lieutenant Policar prit le capitaine Pamphile par le fond de sa culotte et le collet de son habit, et le lança tranquillement dans le sillage de son propre vaisseau. Comment le capitaine Pamphile,

croyant aborder sur une île, aborda sur une haleine et devint le domestique du Serpent-Noir. Comment le capitaine Pamphile, perché sur un arbre d'une forêt du Canada, eut peur d'être mangé par des loups affamés et d'être étouffé par un boa constrictor. Comment le capitaine Pamphile, dans le but de savoir combien de pipes d'eau-de-vie un négociant d'Orléans allait expédier à New-York, proposa un prix de 2,000 francs et la croix de la Légion d'honneur aux savants du Loiret qui prouveraient que le nom de Jeanne d'Arc doit s'écrire, par un Q ou par un K. Comment le capitaine Pamphile, s'étant défait avantageusement de sa cargaison de bois d'ébène à la Martinique, et de son alcool aux grandes Antilles, retrouva son ancien ami le Serpent-Noir, cacique des Mosquitos, et lui acheta son caciquat moyennant une demi-pipe d'eau-de-vie, qui ne lui avait pas coûté cher,etc.,etc., etc.

Très-amusante histoire, en vérité, que celle du Capitaine Pamphile, et à mettre à côté des Emotions de Polydore Marasquin de Léon Gozlan, et du Souverain de Kazakaba d'Édouard Ourliac.

Un mot avant de finir cette monographie du café Talma. Alexandre Dumas y venait tous les jours, mais Frédéric Soulié y venait moins souvent,—quand il avait des peines d'argent : alors on le voyait prendre à part l'auteur d'Antony, lui chuchoter quelques paroles, et celui-ci demander aussitôt au garçon « tout ce qu'il faut pour écrire » et signer un bon sur la

caisse du Siècle. Personne ne saurait ces détails si honorables, si F. Soulié ne les avait discrètement révélés. Les gens d'esprit sont ordinairement des gens de coeur.

XIX

LE CAFÉ DE LA RÉGENCE

Pour les provinciaux qui sont à Paris depuis quelques années seulement, ou pour les Parisiens qui sont en train de pousser, en ce moment, sur les bancs universitaires, il serait difficile de se représenter la place du Palais-Royal telle qu'elle existait encore en l'année 1849.

C'était une petite place de rien du tout, ornée d'un château d'eau occupé tantôt par des gardes munici-

paux, tantôt par des soldats de la ligne. On y arrivait par de très-vilaines rues, boueuses le jour et à peine éclairées le soir, les rues de la Bibliothèque, Froidmantean, Pierre Lescot, et quelques autres tout aussi ordes, et aussi mal famées, où on logeait à la nuit,—et où je n'aurais pas voulu loger dans le jour, quoique la vie errante m'ait appris à n'être pas difficile. Cela durait ainsi depuis longtemps, lorsque le 24 février et Napoléon III arrivèrent,—le 24 février qui brûla le château d'eau, et Napoléon III qui ordonna l'agrandissement du Louvre et sa réunion aux Tuileries. La place d'aujourd'hui ne ressemble pas plus à la place d'autrefois que le papillon ne ressemble à la chenille.

Sur cette place-chenille était un café fort en renom depuis un siècle et demi à peu près, puisqu'il avait été ouvert en 1718,—l'année de la mort de Charles XII et de la conspiration de Cellamare. Son appellation de café de la Régence lui vient de l'époque même ; depuis trois ans, la vieille monarchie française, représentée par Louis XIV, s'était éteinte à Versailles dans les bras de madame de Maintenon, et l'abominable cardinal Dubois régnait—sous le nom de Philippe, duc d'Orléans et régent. C'est dans ce café de la Régence que venaient chaque jour, assidûment, quelque temps qu'il fit, grêle ou pluie, vent ou neige, les amateurs du noble jeu d'échecs, —un jeu qui a plus d'ancêtres véritables que la plupart des plus grandes familles de France ; car on sait

aujourd'hui, à n'en plus douter, que c'était aux échecs, inventés par Palamède, que jouaient les héros grecs rassemblés devant Troie : on prétend même que ce siége mémorable, raconté par Homère, n'a duré dix ans que parce qu'une partie était engagée qui ne pouvait se terminer, tant ces guerriers de l' Iliade étaient de beaux joueurs d'échecs ! Si non è vero....

Gomme je n'ai pas à faire l'histoire de l'échiquier, mais celle du café de la Régence, je m'abstiens de remonter au déluge pour chercher mes renseignements : je prends date à la fin du XVIIIe siècle, alors que Philidor était roi.

On poussait le bois au café Procope, où la galerie se formait autour de Jean-Jacques Rousseau et de Philidor, engagés dans une lutte sans cesse renaissante, dont l'issue était toujours défavorable pour l'orgueilleux auteur de la Nouvelle Héloïse ; mais on le poussait plus spécialement au café de la Régence, où sont venus tour à tour les personnages les plus divers, Lemierre et Diderot, Voltaire et l'abbé de La Porte, d'Alembert et Poinsinet, l'empereur Joseph II et le neveu de Rameau, le maréchal de Richelieu et JeanBaptiste Rousseau, Marmontel et le maréchal de Saxe, Chamfort et le chevalier de Barneville, SaintFoix et le chevalier de la Morlière,Louvet et le général Bonaparte, Champcenetz et Bernardin de SaintPierre, Franklin et le marquis de Bièvre. Plus tard, vinrent là, tour à tour aussi, MM. Deschapelles, de

La Bourdonnaye, de Jouy, de Forbin, le général Duchaffaut, Dumont-Durville, Lacretelle, Jay, Percier, le peintre Ilegnault, Champion (le petit manteau bleu), l'architecte Fontaine, Méry, qui quittaient volontiers le club de la rue de Ménars pour assister aux parties que se jouaient les amateurs de la place du Palais-Royal.

Parmi les joueurs d'échecs du café de la Régence, il y avait, avant 1848, cet aimable poëte que les lettres françaises devaient perdre si tôt, Alfred de Musset, qui avait pour galerie ordinaire un vieuxcorsaire, le respectable M. Blosse, libraire au passage du Commerce, et un vieux comédien, le respectable M. Provost, sociétaire du Théâtre-Français. Dans l'après-midi du 24 février, il commençait une partie avec Delegorgue, le tueur d'éléphants, et il la commençait par le coup du berger classique, imaginé, dit-on, par Paris, l'heureux berger du mont Ida, lorsque des coups de fusil vinrent l'interrompre forcément : le roi Louis-Philippe était fait échec et mat par le peuple parisien. Alfred de Musset était trop véritablement joueur pour s'émouvoir de si peu, et il eût volontiers continué sa partie, qu'il considérait déjà comme gagnée, si Delegorgue, en qui les ardeurs belliqueuses venaient de se réveiller aussitôt, ne lui eût brûlé la politesse pour aller brûler quelques amorces sur la place du Palais-Royal avec les gardes nationaux en train d'enlever le poste du Châteaud'Eau.

Le café de la Régence fut un peu abandonné durant les troubles qui suivirent la proclamation de la République. Puis, peu à peu, il se remit d'une alerte aussi chaude, et ses habitués, joueurs d'échecs et autres, reprirent leurs habitudes qui, malheureusement, furent de nouveau et violemment interrompues par l'expropriation pour cause d'utilité publique que dut subir le café de la Régence. La réunion du Louvre aux Tuileries était décrétée et commencée, et, comme conséquence, le dégagement des abords de ces deux palais : la place du Palais-Royal disparut complétement, avec son Château-d'Eau, ses petites rues, et ses vieilles maisons,et la place actuelle fut!

Ce fut une désolation pour les vieux habitués de cette succursale du cercle Ménars, qui venaient là depuis si longtemps , à qui le comptoir, la dame de comptoir, les garçons, les tables, les échiquiers, les joueurs, tout était si familier! Mais il fallait bien se résigner : la Ville ne badine pas avec ses expropriés une fois qu'elle les a dédommagés de l'expropriation qu'elle leur cause. Les habitués du café de la Régence ont consenti à s'expatrier, à quitter leur local de la place du Palais-Royal pour un autre plus élégant, plus confortable, que le nouveau propriétaire a ouvert à quelques pas de là, rue Saint-Honoré, presqu'en face la rue Jeannisson,—ou plutôt tout à fait en face de la place formée aux abords du ThéâtreFrançais par la démolition du côté droit de la vieille rue du Rempart.

Je ne suis entré dans ce temple du gambit qu'avec le plus grand effroi et le plus grand respect,—présenté à quelques-uns des habitués par mon excellent ami F. Vialay, un joueur expert, à ce qu'il paraît, qui a eu l'honneur de faire souventes fois vis-àvis à Alfred de Musset. Je dis avec respect, parce qu'ils méritent qu'on les respecte, les gens qui continuent les traditions d'Ulysse et de Palamède, de Tamerlan et d'Alexandre le Grand, de Parménion et de Sésostris, de Confucius et de Mahomet, de Sélim II et de Lusignan, de Charlemagne et de Renaud de Montauban, de Lancelot du Lac et d'Orchan, de François Ier et de Charles-Quint, de Flamine Barberigo et de de Boy le Syracusain, de Lolli et du Calabrais, de Philidor et du chevalier de Barneville, de Macdonnell et du capitaine Evans. Je dis effroi, parce que le jeu, sous toutes ses formes et sous tous ses noms, m'a toujours beaucoup effrayé, comme étant une sorte de folie froide,—pour ne pas employer un mot plus désagréable. Certes, il vaut mieux passer huit heures d'horloge à pousser le bois, ou l'ivoire, ou le carton, ou l'os, sans proférer une seule parole, sans boire ni manger,—oui, cela vaut cent fois mieux que d'employer ce temps à calomnier, de la langue, son prochain et sa prochaine; mais, sauf erreur, je crois que l'homme intelligent a dans la vie d'autres fonctions et d'autres devoirs que le jeu ou la médisance. Le calomniateur est un gredin, mais le joueur est un inutile,—et nous avons tous quelque besogne hon-

nête à faire : ceux qui s'y refusent, pour une raison ou pour une autre, sont des déserteurs, et je ne verrais aucun inconvénient à ce qu'on les fusillât comme tels.

« —Mon cher ami, me répondit Vialay le jour où j'eus l'audace de lui dévoiler ainsi ma pensée à Péridroit des joueurs,—même des joueurs d'échecs ; mon cher ami, je suis forcé de vous citer à ce propos l'opinion de Méry, que je sais par coeur comme si elle était la mienne... Il serait à désirer que la science de l'échiquier fût cultivée dans les colléges, où nous apprenons tant de choses fastidieuses qui ennuient l'enfant et ne servent pas à l'homme. Il y a au fond du jeu d'échecs une philosophie pratique merveilleuse. Notre vie est un duel perpétuel entre nous et le sort. Le globe est un échiquier sur lequel nous poussons nos pièces, souvent au hasard, contre un destin plus intelligent que nous, qui nous mate à chaque pas. De là tant de fautes, tant de gauches combinaisons, tant de coups faux! Celui qui, de bonne heure, a façonné son esprit aux calculs matériels de l'échiquier, a contracté à son insu des habitudes de prudence qui dépasseront l'horizon des cases. A force de se tenir en garde contre des piéges innocents tendus par des simulacres de bois, on continue dans le inonde cette tactique de bon sens et de perspicacité défensive. La vie devient alors une grande partie d'échecs, où l'on ne voit, à tous les lointains, que des fous qui méditent des pointes contre votre sécurité. Tout homme

qui vous aborde est une pièce ou un pion ; alors, on le sonde, on le devine, et on manoeuvre en conséquence. Il ne faut point craindre, toutefois, que cette tension continuelle d'esprit ne dégénère en manie, et ne préoccupe les facultés au point d'altérer la sérénité de l'âme. Les joueurs d'échecs sont des gens fort aimables et fort gais; M. de Labourdonnais, homme d'esprit charmant, fait sa partie en semant autour de lui les bons mots et les joyeuses saillies, ce qui ne le détourne jamais d'un coup de mat. Ainsi, grâce à l'habitude, l'homme se fait une seconde nature de la combinaison perpétuelle : il ne sent même pas fonctionner en lui ce mécanisme d'intelligence qui ne s'arrête jamais; les ressorts mis en jeu par une première impulsion le servent à son insu et dans l'ordre de sa volonté. Combien de joueurs d'échecs se sont tirés dans le monde d'une mauvaise position par d'habiles calculs, sans se douter qu'ils dussent leur science de conduite au culte de la combinaison! Puissent nos réflexions augmenter la congrégation déjà si nombreuse des fidèles de l'échiquier! Il y aura moins d'ennuis dans les cercles, et moins de fautes dans l'univers. »

Ami Yialay, vous avez peut-être raison, ainsi que votre ami Méry,— mais je n'ai pas tort.

XX

LE PATISSIER PITON

Les pâtissiers de jadis avaient, à ce qu'il parait, une réputation moins bonne que leurs brioches, puisque la sagesse populaire—qui est souvent la médisance populaire—a dicté cette phrase proverbiale, en parlant des femmes : « Elle a honte bue, elle a passé par-devant l'huis du pâtissier. » Tout cela, parce que jadis ces estimables industriels avaient des boutiques à double fond, des boîtes à malice dans lesquelles les femmes qui voulaient rendre à leurs maris la monnaie de leur « affaire Chaumontel » entraient seules — pour rester deux pendant plus ou moins de temps : l'affaire Chaumontel des femmes était une affaire d'arrière-boutique,—de cabinet particulier, pour dire le mot.

Ainsi était la boutique de Ragueneau, le pastisseur

de la rue Saint-Honoré,—de Ragueneau qui aimait trop la poésie et faisait trop crédit aux poëtes de son temps, et qui ,à cause de cela, mourut moucheur de chandelles dans une troupe de cabotins de province.

Ainsi était, il y a encore un an, la boutique du pâtissier Piton—qui vient de se retirer, avec quelques bonnes mille livres de rente, dans un de ses gâteaux en Espagne.

Elle était grande comme la main, cette boutique dont vient de s'emparer le café de la Porte-Montmartre, pour s'agrandir, mais elle ne désemplissait jamais. Dans le jour, c'étaient les passants et les passantes, des inconnus et des inconnues qui se promenaient sur le boulevard et qui, entre leurs repas, venaient là croquer quelques puddings ou quelques madeleines. Mais à partir de onze heures du soir, ce n'étaient plus des mangeurs de babas ou des mangeuses de savarins qui entraient chez Piton ; ce n'étaient plus des inconnus : c'étaient des gens de lettres ou des artistes, seuls ou en féminine compagnie.

Ceux-là et celles-là ne s'arrêtaient pas aux bagatelles du comptoir : ils et elles passaient dans le double fond de la boîte, dans l'arrière-boutique du pâtissier, pour « boire la honte »— et quelques fioles de bordeaux avec. Ils et elles sortaient des cafés voisins, de chez Wolff ou de la brasserie des Martyrs,—où ils étaient restés jusqu'à l'heure de la

fermeture,— et ils s'attablaient joyeusement au piano.

Ce piano mérite une description spéciale, car il ne s'agit ici, comme on pourrait le croire, ni d'un Pleyel, ni d'un Érard, ni d'un Scholtus, ni d'un Herz. Ce piano était une table en fer à cheval —ou plutôt à équerre, ce qui n'est pas la même chose— qui faisait le tour d'une petite salle très-basse de plafond, où les paroles des soupeurs rebondissaient, comme volants de raquette, dans les oreilles et dans les assiettes. Il n'y avait place que pour une demi-douzaine de joueurs—de mandibules,—mais on trouvait toujours moyen de s'y « caser » une quinzaine, en se serrant un peu, comme au cabaret de Dinochau, et pour les mêmes raisons.

Ces petits soupers improvisés sur le pouce — ou plutôt sur le genou—ne duraient qu'un instant; mais cet instant était bien rempli par les éclats de rire et par les plaisanteries effrontées qui s'entre-croisaient avec les verres. Le pâtissier Piton vous servait une soupe au fromage, quelques tranches de pâté, quelques charcuteries variées, beaucoup de bouteilles, une victuaille complète, et il se retirait—pour revenir aussitôt vous annoncer qu'il fallait partir, « ces messieurs étant à la porte. »

« Ces messieurs » étaient les sergents de ville qui savaient que le pâtissier avait la permission de « une heure et demie, » et qui apparaissaient toujours, au moment précis, comme l'ombre de Banquo au ban-

quet de Macbeth. Les soupeurs étaient terrifiés : « Déjà! s'écriaient-ils, nous n'avons pas encore eu le temps de manger notre soupe et de boire un coup de vin ! » C'était vrai, parce que soupeurs et soupeuses —très-peu affamés pour la plupart—avaient plus songé à causer à l'oreille, à se demander et à se promettre un tas de choses, qu'à entamer le contenu de leurs assiettes et de leurs verres. Pourquoi aussi dialoguer du pied quand on doit monologuer de la fourchette ?

Piton savait tout cela, et il s'en réjouissait : c'était double bénéfice pour lui.

Je suis sûr que Ragueneau, le bon Ragueneau, eût agi autrement.

Que si, maintenant, vous me demandez de vous citer les noms illustres qui allaient dépenser une heure joyeuse dans cet affreux petit trou, et exécuter les variations les plus brillantes autour du piano du pâtissier Piton, je vous renverrai aux diverses buvettes littéraires décrites ou à décrire—la brasserie des Martyrs, le café Koch, le café La Rochefoucauld, le café Wolf, le café des Variétés, etc.,—dont le personnel, mis sur le pavé par les règlements de police, venait faire invasion là.

Seulement, de même qu'à l'Andler-Keller dominait la figure de Gustave Courbet,—au cabaret Dinochau, la figure de Charles Monselet, — à la brasserie des Martyrs, la figure de Fernand Desnoyers, —au café La Rochefoucauld, la figure de Jules

Noriac,—là dominait la figure de Guichardet, le dernier des noctambules.

Théodore de Banville l'a chanté. Rappelez-vous les Triolets rhythmiques :

« Là, Guichardet, pareil aux Dieux , « Montre son nez vermeil et digne. « Ici d'affreux petits Mayeux, « Là, Guichardet, pareil aux Dieux. c Murger prodigue aux curieux « De l'esprit à cent sous la ligne. « Là, Guichardet, pareil aux Dieux. « Montre son nez vermeil et digne. »

un nez qui reluit à la lueur du gaz comme un louis d'or amoureux,—un nez frère de celui du marquis Gumpelino, de Henri Heine.

Il va, il vient, en habit noir, pede titubante, distribuant ses poignées de main aux hommes et ses sourires aux femmes, parlant de ceci, de cela, et de bien d'autres choses encore,—comme Pic de La Mirandole. Quand le tapage devient trop violent dans un coin de la salle habitée par quelques-uns de ses amis, il s'écrie alors dans son épaisse moustache : « Allons ! allons! Il y a trop de petits verres à la clef... Il faut baisser le ton !» Et il se dirige vers le groupe turbulent, auquel il jette—entre deux abs! abs!—le mot de Fontenelle : « Mes enfants, si nous ne parlions que quatre à la fois, hein?... »

Guichardet n'est pas—comme vous et moi — un des misérables forçats de l'amour, de la gloire ou de

la fontune. Il n'est pas—comme certains paradoxeurs de ma connaissance—ficelé dans les bandelettes d'argent du préjugé. Il marche libre et fier dans la vie, comme Socrate dans l'Agora. Il s'est conquis et s'appartient.

Guichardet est l'impavidus d'Horace. Il a assisté à bien des naufrages,—et il a failli se noyer plusieurs fois dans les flots noirs de cette mer toujours houleuse qui s'appelle la vie parisienne. Mais il est bon nageur, il a regagné le port, d'où il voit arriver et partir toutes les naufs, grandes ou petites. Quand l'une d'elles sombre, il salue et dit simplement : « Encore une ! » Puis il remet son chapeau.

Il a raison : il ne faut pas s'enrhumer dans la vie.

Guichardet a été, il est encore l'ami—et l'ami bienveillant—de toutes les réputations de ce temps, Henri Beyle, Honoré de Balzac, Alfred de Musset, entre autres. Il a vu naître et mourir bien des systèmes philosophiques, bien des religions sociales, bien des journaux politiques. Il a été le parrain de bien des doctrines littéraires. Il a été mêlé à bien des écoles artistiques, qui se sont dévorées entre elles,— comme les enfants de Cadmus. Et, à cette heure, le voilà debout, nouveau Marius, sur les ruines de toutes ces Carthages.

Il a eu l'honneur de servir de modèle, pour le portrait de La Palférine, à l'auteur de la Comédie humaine. C'est peut-être le seul homme en France qui sache dire « femme charmante, » et il le dit si galam-

ment qu'on regarde toujours involontairement à ses pieds pour voir s'il n'a pas de talons rouges, à sa tête pour voir s'il n'a pas de poudre, à son côté pour voir s'il n'a pas d'épée. Et même encore aujourd'hui, où l'âge a rouillé les ressorts de cette suprême élégance qui faisait de lui, plébéien, un parfait gentilhomme, il y a dans toute sa personne un parfum d'exquisepolitesse et de spirituelle impertinence, qui le rend le plus aimable compagnon du monde.

On le recherche beaucoup, et il ne fuit personne. Toutefois, comme il a autant de déplaisir à heurter des niais et des importuns, qu'il a de plaisir à rencontrer des intelligents et des discrets, il a toujours en réserve, dans les tire-bouchons de sa barbe, à l'endroit des premiers, une série de formules qu'il sème tout le long de sa journée et de sa nuit, avec la parfaite indifférence que met un cadran à semer les heures.

Si l'un de ces importuns le croise sur l'asphalte du boulevard et lui demande d'où lui vient l'air soucieux qu'il a en ce moment, comme ses soucis ne regardent personne, il répond invariablement :

«—Je remue le monde par ma pensée. »

Un autre importun — le même ou quelqu'un des siens—l'aperçoit chez Hill, un peu ebriolus, et s'étonne, tout haut, de le voir en cet endroit, lui, un homme sérieux; et Guichardet lui répond, sans plus s'émouvoir :

«—C'est précisément parce que je suis un homme

sérieux que je suis ici : je moralise les cabarets par ma présence et par ma conversation. »

Ou bien, lorsque, dans cette taverne, ou ailleurs, un gandin le regarde des pieds à la tête d'un air de pitié pour son costume un peu délabré, il lui jette un :

«—Je vous demande pardon, monsieur, de n'avoir pas trente mille francs de rente. » Ou bien encore, un :

« —Croyez-vous donc que, comme vous, monsieur, j'aie l'intention d'en imposer à l'humanité par l'étalage d'un faux-col?... »

Quand, assis dans un café, fumant sa cigarette, rêvant à mille choses, au passé, au présent, à l'avenir, au souper de la nuit, au déjeuner du lendemain, il est harcelé par le bourdonnement de ses voisins, jeunes moustiques de lettres qui causent ab hoc et ab hac, il les fait taire,— du moins il essaye de les faire taire avec un :

«—Émettons des idées nouvelles, ou taisonsnous ! »

Et comme les jeunes moustiques de lettres ne sont pas assez riches—à eux tous — pour émettre des idées nouvelles, ils se taisent et laissent Guichardet dormir, je veux dire rêver.

On ne peut dormir ou rêver toute la journée : il faut aller souper chez Leblond ou chez Vachette, à cent sous ou à cent francs,—selon les amphitryons du moment. Guichardet, que l'on sait aimable con-

vive, est naturellement du souper. Entre la poire et le fromage, un gandin de lettres se croit autorisé, par l'heure avancée de la nuit et de l'addition, à lui raconter ses insuccès auprès de M. de La Roûnat ou de M. Montigny, ou de M. Billion, ou de M. Bartholy; il l'apaise d'un geste noble, en lui disant avec bonté :

«—Espérez, jeune homme, espérez! L'avenir couronnera vos talents et vos efforts ! » Ou bien encore :

«—Continuez, jeune homme, continuez; vous réussirez malgré les méchants et les pervers! *

Et comme il y a des chevilles qui vont à tous les trous, et des manches à tous les gigots, le jeune au teur remercie chaudement Guichardet de ses encouragements et se tient pour consolé.

Quelquefois, à ce même souper, il se trouve un romancier très à la mode—chez les « petites dames »—à qui chacun fait ses compliments empressés et intéressés. Vient le tour de Guichardet, qui s'écrie :

«—Mon cher Trois-Étoiles, je suis désespéré, parce que vous allez si vite que je n'aurai jamais le temps de comprendre votre talent et vos oeuvres ! »

Assurément il y a à boire et à manger dans cette phrase; le romancier à la mode — chez les « petites dames » — ne sait pas au juste si c'est une épigramme ou un éloge. Cependant comme, après tout, il y est question de son talent, il se déclare satisfait

et remercie Guichardet,—qui déclare qu'il n' y a pas de quoi.

Il y a d'autant moins de quoi qu'il a l'habitude de demander au même romancier, toutes les fois que celui-ci a l'imprudence de l'arrêter, lorsqu'ils se rencontrent :

«—Est-ce que vous vous livrez toujours aux intéressants travaux de l'esprit ? »

Cette formule est cousine germaine de celle qu'il a à sa disposition, lorsqu'il est rencontré par un neveu de M. Le Verrier :

«—Est-ce que monsieur votre oncle s'occupe toujours des petites affaires célestes? »

Je clos ici brusquement cette quasi-biographie de notre ami Guichardet. J'apprends, aujourd'hui, 24 novembre, qu'il est mort hier et qu'on l'enterre demain.

C'est brutal, la Mort !

XXI

LE CAFÉ TORTONI

Velloni est le premier glacier napolitain qui soit venu à Paris pour y exercer son industrie. C'était en 1798, en plein Directoire,—cette seconde Régence. Il ouvrit successivement plusieurs cafés : le premier au coin de la rue Taitbout et du boulevard des Italiens, et les autres sur différents points de Paris. Mais il ne sut pas faire d'heureuses affaires, et dut laisser son établissement à Tortoni, l'un de ses aides;—et Tortoni réussit, là où Velloni avait échoué.

Le café Tortoni a été et est encore connu du monde entier. Quand deux Français se trouvent à mille lieues de la mère patrie, dans le Caucase ou dans l'Inde, à Ispahan ou à Java, et qu'ils se quittent pour en faire mille autres, ils se donnent rendez-vous au café Tortoni ou au café de Paris,—comme les

Saint-Cyriens et les Polytechniciens à l'estaminet

Hollandais, comme les provinciaux au café de la Rotonde.

Rotonde.

Quoique un peu déchu de son ancienne splendeur, quoique un peu oublié des Parisiens inconstants, le café Tortoni a mérité la vogue dont il a joui sous l'Empire et sous la Restauration,—époque à laquelle il était le rendez-vous de toutes les célébrités et de toutes les élégances. Là sont venus : le prince de Bénévent et le comte de Montrond,—le roi de la diplomatie et le roi de la mode ; Lacretelle et Jouy, des gens de lettres destinés à l'Académie; Delrieu et Riboutté, des gens de lettres destinés à l'oubli ; Harel, destiné à la Porte-Saint-Martin; Saint-Didier et quelques autres, destinés à ce que vous voudrez.

Ce qui attirait là principalement le prince de Talleyrand, c'était Spolar,—un ancien avocat du barreau de Rennes, réduit à se faire professeur de billard, à qui Tortoni avait donné, dans sa maison, la table et le logement. Le billard était placé dans un des petits salons du premier étage, et le prince de Bénévent, ainsi que le comte de Montrond, aimaient à passer là quelques heures arrachées, par l'un aux affaires politiques, par l'autre aux affaires amoureuses. Talleyrand avait un tel plaisir à voir jouer Spolar, il avait une telle confiance dans son jeu, qu'il l'invita un jour à venir chez lui, et le présenta à un de ses amis, receveur général du département des Vosges, trèsfort aussi sur le billard, et très-fier de sa force. Un

pari eut lieu, une partie solennelle s'engagea entre Spolar et le receveur,—qui perdit quarante mille francs. Vous voyez qu'il fait bon de savoir jouer au billard, et que cela rapporte plus encore que de savoir jouer de la parole. Spolar aurait mis quarante ans à gagner, en plaidant, ces quarante mille francs-là.

Un des types curieux du café Tortoni était Prévost, un des garçons, qui avait l'échine aussi souple que la conscience, et qui ne vous abordait jamais que courbé jusqu'à terre, et en vous disant de la voix la plus melliflue : « Pardon ! pardon ! mille fois pardon ! Monsieur a-t-il eu la bonté de désirer quelque chose? » C'était charmant. Ce qui ne l'était pas moins — pour lui —c'est qu'en vous rendant votre monnaie il en gardait la meilleure part, quitte à vous répéter, lorsque par hasard vous vous en aperceviez : « Pardon ! pardon ! mille fois pardon ! » Beaucoup en font autant,—sans vous en dire autant.

XXII

HILL'S TAVERN

Elle est située sur le boulevard des Capucines, à deux pas de la maison de photographie du grand Nadar. Dans le jour, elle ressemble à tous les cafés des boulevards élégants,—au café du Helder, au café Véron, au café Riche, au café de Suède, au café de Paris,—avec cette différence toutefois qu'elle a un public différent. Ailleurs, ce sont des Parisiens,— mélangés de Français, — des Parisiens oisifs, des boursiers, des industriels bien gantés; là, ce sont, presque exclusivement, des exilés volontaires d'Albion. Ce n'est pas un restaurant, mais, comme dans tous les cafés de Paris, on y déjeune—avec « des nourritures » spéciales à l'Angleterre : des jambons d'York et des pintes de pale-ale.

Le soir, la physionomie d'Hills tavern se modifie,

surtout à partir de onze heures. C'est l'heure des soupers, et si les Anglais, infatigables mangeurs, ont conservé cette habitude traditionnelle, indispensable au fonctionnement régulier de leurs muscles, les Parisiens, qui l'ont retrouvée, la gardent et soupent volontiers—quoique avec de mauvais estomacs.

Le cabaret d'Hill est donc envahi, vers la mi nuit par une foule affamée et assoiffée qui veut continuer là les buveries ébauchées ailleurs, et se mêle, bruyante, au public grave déjà installé. Le contraste est parfois plaisant,—parfois shocking aussi : des gens de lettres vêtus « à la six-quatre-deux, » crottés comme leur ancêtre Colletet, sans gants, avec des pipes, se confondent — sans se mêler—avec les nobles gentlemen attablés là comme dans des salons, irréprochables de mise et d'allures. Ces derniers redoutent l'invasion des premiers, et quelquefois avec raison, parce que trop débraillés et trop sans-gêne ; ils les tolèrent toutefois—ne pouvant faire autrement : leur seule protestation est le dédain,—un dédain que partagent les garçons qui répondent plus vite aux cigares qu'aux pipes, aux gentlemen qu'aux gens de lettres. Et cependant les louis de ces derniers sont d'un or aussi pur que les souverains des premiers! Mais que voulez-vous! ces waiters connaissent leur monde, et s'il leur plaît de servir les enrôlés de la fashion, il leur plaît moins de servir les soldats de la bohème,—les soldats et même les colonels, car là sont venus Henry Murger et Guichardet, car là vien-

nent souvent Nadar, Monselet, Aurélien Scholl, Frédéric de Courcy, Jules Noriac et une vingtaine d'autres, journalistes et vaudevillistes.

Je respecte cette antipathie des garçons de chez Hill—comme je respecte toutes les choses que je ne comprends pas ou qui me paraissent ridicules. Cela, d'ailleurs, importe peu à mon récit, que je poursuis sans plus m'arrêter.

La foule envahit donc, après minuit, les deux salles d'Hill's tavern, et avec des flots si abondants et si tumultueux que souvent on est forcé de fermer les portes pour empêcher l'invasion, et qu'on voit alors sur le trottoir du boulevard une queue de désappointés aussi grande que celle dont s'orne le carré des Italiens lorsqu'on joue quelque bouffonnerie musicale nouvelle au théâtre Offenbach.

Il y a un sibboleth irrésistible pour les initiés. Il consiste à frapper discrètement aux volets de la devanture et à jeter aux garçons, qui se tiennent aux écoutes derrière, un discret et sérieux « Shakspeare, » ou « Calderon, » ou « lord Byron. » Cela ne veut pas dire assurément, pour le waiter, que M. Shakspeare, ou M. Calderon, ou M. Byron est à la porte demandant à entrer pour boire une pinte d'ale et manger une tranche d'ham : cela signifie tout simplement que les visiteurs qui heurtent à l'huis de la taverne sont des soupeurs ornés de soupeuses, qui sont déjà venus souper dans les cabinets particuliers du premier étage.

Les cabinets particuliers,—invention diabolique du XVIIe siècle due au maître de la Taverne de l'Écharpe, place Royale, où allaient les auteurs et les petitsmaitres d'alors,—les cabinets particuliers sontrécueil de la vertu et des napoléons. Une jeune fille de vingt ans et une jeune pièce de vingt francs qui commettent l'imprudence d'entrer, rayonnantes, dans l'un de ces aimables lieux de plaisance, n'en sortent guère dans le même état : elles sont l'une et l'autre si changées que ni leur mère ni leur propriétaire n'oseraient les reconnaître. Passe pour les jaunets : ils sont faits pour ces métamorphoses vulgaires; mais les jeunes filles?

Les jeunes filles? J'allais m'attendrir à faux : celles qui entrent là ont l'habitude d'y entrer; elles ne sont peut-être plus jeunes, mais elles sont toujours filles.

Les cabinets particuliers d'Hill's tavern ont cela de particulier que chacun d'eux—il y en a une douzaine environ—est placé sous l'invocation d'un grand homme, d'un grand poète, anglais, espagnol, français, allemand ou italien, dont le portrait se trouve peint sur la porte, pour les faire mieux reconnaître. Ah! Shakspeare! Shakspeare! nous avons évoqué souvent tes adorables héroïnes devant nos drôlesses adorées, et nous avons souvent soupiré en songeant aux charmes des unes et à la gloutonnerie des autres. Ophélia et Cymbeline ne savaient pas fesser le champagne aussi outrageusement qu'Héloïse Cerneau et que Célestine Machu, n'est-ce pas, vieux poëte?

XXIII

LE CAFÉ DE LA PORTE SAINT-MARTIN

Il est contemporain et voisin du théâtre dont il porte le nom. C'est dire qu'il a assisté à bien des triomphes, et qu'il a dû enregistrer bien des défaites, car le théâtre est un champ de bataille où il y a autant de vaincus que de vainqueurs. .

Que d'acteurs il a vus glorieux, qui sont oubliés aujourd'hui! Que de pièces, portées aux nues, qui sont aujourd'hui enterrées! Que de directeurs aussi ! Le plus illustre de tous, celui dont le café de la PorteSaint-Martin a le mieux conservé la mémoire, c'est Harel,—le premier qu'on ait eu le droit d'appeler « l'habile et spirituel directeur. » Harel! A ce nom, on songe involontairement à la Nonne sanglante, à mademoiselle Georges, àBocage, au beau temps du romantisme et des romantiques, qui ne reviendra plus.

Aujourd'hui, au lieu de tentatives littéraires plus ou moins heureuses,—mais en tout cas intéressantes,— le directeur de la Porte-Saint-Martin, M. Marc Fournier, ne craint pas de faire jouer, sur celte vaste scène illustrée par Victor Hugo, par Alexandre Dumas, par Félicien Mallefille, par Auguste Vacquerie, des reprises comme celle du Pied de Mouton, et comme celle de la Grâce de Dieu, sous l'ingénieux prétexte que ces reprises « font de l'argent. » Il parait que pour M. Marc Fournier, comme pour beaucoup de gens, directeurs ou non, l'argent est le summum bonum : Grand bien leur fasse!

Les habitués du café de la Porte-Saint-Martin ont été de tout temps, d'abord les acteurs et les employés du théâtre, pères nobles et moucheurs de chandelles, traîtres et chefs de claque, puis les auteurs dramatiques, puis les spectateurs du soir, puis d'autres gens. C'est encore aujourd'hui la même chose. Ceux qu'on voit principalement là sont, comme acteurs du théâtre, M. Lacressonnière et M. Laurent, M. Yannoy et M. Bousquet, M. Antonin et M. Alhaiza, M. Lansoy et M. Fleury, M. Mercier et M. Louis, M. Laurent Monet et M. Constantin. Quelques artistes des théâtres voisins y viennent aussi pour avoir des nouvelles de leurs camarades et des pièces en répétition.

Une autre catégorie d'habitués du café de la PorteSaint-Martin, ce sont messieurs les auteurs dramatiques les plus en renom et les plus dignes de renommée, connue MM. Adolphe Dennery, Anicet

Bourgeois, Ferdinand Dugué, Théodore Cogniard, Devicque, Crisafulli, Albert Wolf et quelques autres, qu'on retrouve au café des Variétés et au café du Cirque. Il y a même là, chaque soir, une sorte de petite bourse des auteurs dramatiques, qu'on appelle —je ne sais pourquoi—le saluto, et qui est présidée par l'honorable maire de Cabourg-Dive, M. Adolphe Dennery. On y discute, dans cette aimable langue française mise à la mode par le mélodrame, et qui est destinée à remplacer à un moment donné la prétentieuse langue de Bossuet, on y discute la valeur des pièces nouvelles,—non pas au point de vue littéraire seulement, mais aussi, mais surtout au point de vue des gros sous. Les Funérailles de l'honneur? trèsbeau drame, assurément, mais qui ne peut faire monter le thermomètre des recettes : Fournier a fait trois cents francs avec, hier! La Bouquetière des Innocents? Bonne affaire pour Chilly! La Prise de Pékin ? Excellente recette : on a refusé quatre cents personnes hier! La Fille du Paysan? Excellentissime affaire : Harmant est un heureux directeur ! Nos Intimes? Hum! hum! Bonne petite comédie, qui ne vaut pas les Femmes fortes, cependant; le Vaudeville a de la chance : il doit faire à peu près ses frais. La Grâce de Dieu? Ah! monsieur, la belle littérature que cette littérature-là : elle fait de l'or,—comme le roi Midas!...—J'en passe, et des meilleures, parmi ces appréciations du saluto. Étonnez-vous, après cela, que les garçons qui ser-

vent ces messieurs traitent par-dessous la jambe les oeuvres contemporaines les plus consciencieuses ! Un soir, M. Millot, le prédécesseur du propriétaire actuel du café de la Porte-Saint-Martin, disait dédaigneusement en parlant des Mères repenties, de Félicien Mallefille : « Ça, ce n'est pas une pièce à choppes ! » Tu entends, Postérité? plus on boit de bière, le soir, dans un café voisin d'un théâtre, et plus la pièce qu'on y joue est un chef-d'oeuvre. Parfait ! parfait ! parfait !

XXIV

LE CAFÉ GÉNIN

L'autre jour, en me promenant aux environs du boulevard Montparnasse, je suis entré, rue Neuve-- Vavin, dans un cabaret étrange, inventé il y a cinq ans. Je le croyais emporté par quelque coup de vent de l'hiver dernier,—il est bâti en planches; mais il paraît que ces planches-là ont pris racine où on les a plantées, car je les ai retrouvées plus solides qu'à leur naissance.

C'est le cabaret Génin, l'ancêtre du percolateur, puisque c'est là qu'on a commencé à donner du calé à quatre sous la tasse,—avec le petit verre!

Peut-être le connaissez-vous. Il a eu un instant de vogue, comme autrefois les Porcherons, et je sais plus d'une illustration parisienne qui s'est aventurée

là à l'abri de ce faux nez qu'on appelle l'incognito, et qui y est revenue, —ce qui est plus grave.

Pourquoi cette vogue? Pourquoi ce tapage autour d'un cabaret en planches,—garni de tables dépareillées et de débris de tabourets?... Est-ce à cause du café qu'on y vend?... Il est bon sans doute,—du moins au dire des gens qui font usage de ce « poison lent » qu'affectionnait Voltaire et que Delille prétendait être composé de rayons de soleil... Il est bon,—mais cela ne suffit pas, il me semble, pour faire la vogue et la fortune d'un établissement. Il faut autre chose,—et il y a autre chose dans le café Génin.

Génin, d'abord. C'est un type. Il a toujours la même calotte, le même gilet, le même sourire, le même cigare, le même calembour qu'il y a cinq ans. Il y a des gens, disait Napoléon, qui mettraient le feu à leur pays plutôt que de se refuser le plaisir d'une antithèse... Génin est du nombre de ces gens-là : il mettrait le feu à ses planches et à ses tabourets plutôt que de se refuser le plaisir d'un calembour. Le calembour est son dada, son hobby-horse, sa marotte, sa maladie. Il est parfois assez plaisant à regarder,— quand il prend, par exemple, l'attitude que Raphaël donne à Socrate au milieu de l'École d'Athènes, et que l'index de sa main gauche—placé entre le pouce et l'index de sa main droite—indique au spectateur bénévole un calembour de Damoclès qui plane invisible au-dessus de sa tête. C'est un homme heureux,

ou à peu de chose près. Il pratique à merveille ce qu'Horace appelle l'agréable oubli de la vie,—comme un épicurien qu'il est. Le jour où le calembour sera exproprié de ses lèvres pour cause d'utilité publique, Génin sera un homme mort.

Après Génin, ce qu'il y a de plus curieux dans son cabaret, ce sont ses quatre murs,—tout un musée !... Il y a cinq ans ils étaient blancs comme l'âme d'une vierge qui n'a pas encore lu de romans ; aujourd'hui ils sont littéralement couverts de décorations—qui valent mieux que celles de la Toison d'or ou du Nicham Iftikar... Il y a là-dessus et là-dedans un fouillis de masques, une olla-podrida de bras, de jambes, de torses, de nez, de barbes, de pipes, à n'en plus finir et à ne plus s'y reconnaître.

Ici est le portrait de Génin,—orné du cigare, de la calotte, du gilet, du sourire et du calembour que vous savez. Là est le museau noir de son chien,—du grand César, du vrai César, qui est à coup sûr bien plus reine de Bithynie que son homonyme , car s'il est le mari de toutes les chiennes du voisinage, il est aussi... Mais vous connaissez votre histoire ancienne mieux que moi.

Plus loin est le mufle rose de cette pauvre Gipsy, —une enfant de l'amour et du hasard, une petite bohémienne du pavé de Paris,—sans nom, sans famille, sans rien que de la fraîcheur, de la jeunesse, des dents blanches, et la gorge de la Vénus de Milo. Toutes ces filles d'Egypte sont bien lès mêmes, depuis

Cléopâtre, la gipsy couronnée, jusqu'à cette pauvre gipsy plébéienne du café Génin. Elles sont créées pour l'amour,—rien que pour l'amour ; elles naissent courtisanes comme certains hommes naissent apôtres: c'est une vocation. Ce sont des plantes sorties d'une flore inconnue. Quand elles ont donné leurs fleurs, elles s'en vont,—laissant aux autres le soin de produire des fruits. Ce que deviennent les vieilles lunes, —on ne le sait pas; mais ce que deviennent ces enfants perdues de la bohème galante,—on le sait encore moins. Ces filles-là meurent garçons.

Puis encore, cà et là, des facies d'habitués,—les uns pittoresques, les autres grotesques,—depuis le Prudhomme du voisinage, avec son col exorbitant et ses lunettes impossibles, jusqu'au voyou qui tire la langue à ceux qui le regardent.

Il y a aussi ce que l'on pourrait appeler les grandes toiles de cette exposition permanente. D'abord deux vigoureux dessins de Pierre Bisson,—un élève de Decamps qui fait de la bonne photographie. L'un de ces dessins est une marine assez bravement exécutée, dont le seul tort est de pécher contre le vocabulaire des matelots : il y a une faute d'orthographe dans les voiles... Le pendant à ce dessin est un paysage un peu ravagé, d'un ton croûte de pain brûlé,—avec des effets pittoresques obtenus en égratignant çà et là le mur d'une façon habile. De loin, —ça ressemble à un petit tableau de Casanove... » D'un peu plus loin encore,—cela ressemble à un

Joseph Vernet... Mais de lout près,—cela ressemble a un Pierre Bisson...

La plupart des portraits et des charges qui couvrent les murailles sont de Bouchez, qui — à cause de son nom, sans doute — imite Boucher comme M. Emile Wattier cherche à imiter Watteau. Il y a là—de lui — de petites esquisses à la sanguine qui ne manquent ni d'esprit ni de grâce.

Je ne veux pas oublier les fruits et les natures mortes d'Auguste Jean,—un peintre sur porcelaine qui ferait bien de peindre sur toile. Ce qu'il a peint là,—sur un pan de mur du cabaret Génin,—rappelle un peu la manière de Van Spaendonck. C'est un peu froid cependant. On devine aisément que c'est d'un artiste qui a l'habitude de faire cuire sa peinture...

Je ne veux pas non plus oublier les dessins flamands de Léopold Flameng,—un jeune artiste qui a le diable au ventre, et qui pourrait bien avoir d'ici à quelque temps la réputation de Gustave Doré. C'est un élève de Calamatta qui a renoncé aux procédés de l'école, —après avoir fait une gravure très-réussie, d'après la Descente de Croix de Rubens.

Léopold Flameng se plaît à reproduire sur le papier, sur le cuivre, ou sur la toile, ces Silènes opaques et rubiconds, flanqués de chair et gabionnés de lard, dont le ventre a autant d'étages que le menton,— et ces femmes énormes, gargamellesques, que SainteBeuve appelle « les Sirènes poissonneuses et charnues de Rubens... »

..... On voit dans un choeur de Dryades Le fils de Sémélé qu'ont bercé les Hyades...

et, aussi, un tas de petits culs-nus d'Amours qui pendent aux flancs des Bacchantes comme autant de grappes vermeilles... C'est un peu « ronde-bosse, » —mais cela plaît. Peu s'en faut même que l'on ne se sente comme transporté sur un mont Ida quelconque, et qu'on ne se mêle à la danse furieuse des Corybantes, des Dactyles et des Curètes,—panachés de Ménades et d'Oréades, — en criant comme eux et comme elles : « Ohé! Evohé ! Ohé! Evohé!... »

Flameng affectionne aussi les scènes populaires. Il est moins gai que Pigal,—mais il est plus profond. Il sait voir et il sait comprendre. Souvent il s'aventure, calme et souriant, dans les bouges nauséabonds où se trémousse la canaille,— et il en sort avec des croquis et un peu de tristesse dans la cervelle. Il fera un jour de l'or—avec ce fumier-là.

Le cabaret Génin lui a fourni plus d'un type. Il lui en fournira d'autres encore,—car il y en a là un tombereau. Le public d'il y a cinq ans n'existe plus. Il y avait autrefois beaucoup d'artistes et quelques arracheurs de dents; aujourd'hui il n'y vient plus d'artistes,—mais il y vient beaucoup d'arracheurs de dents... Il y a encore un autre public, un public interlope dont ne doit pas parler tout écrivain qui respecte un peu sa langue, sa plume et ses lecteurs.

Ce cabaret est une Aphroditopolis de dernier or-

dre,—mais c'est une Aphroditopolis. Il y a là, chaque jour, de grands garçons pâles et maigres,—imberbes pour la plupart, qui ont des souliers vernis et une blouse blanche, et qui jouent aux cartes en fumant et en chantant des chansons « de dessert. » Puis, de temps en temps, arrivent de belles filles attifées comme la Manon du chevalier des Grieux, chaussées de brodequins étroits qui font merveilleusement ressortir des bas blancs soigneusement tirés, et coiffées de bonnets charmants, de tulle ou de linge, placés avec beaucoup de crânerie sur leur chignon. Elles ont, en outre, des robes bleues, roses ou lilas, d'une fraîcheur et d'une transparence incroyables. Ce ne sont pas des femmes, ce sont des fleurs,—et l'on a à chaque instant d'irrésistibles envies de les cueillir...

Pourquoi viennent-elles là? Parbleu! parce qu'ils y viennent! Tenez! les voilà qui s'installent à côté d'eux : on allume des cigarettes, on allume un punch, on allume tout ce qu'on peut allumer,— la jeunesse est naturellement inflammable,—et au bout d'un instant tout est en feu! On boit, on caquette, on chante, on roucoule,—et l'on commence à far all' amore... Oh ! rien que la préface, madame,—rien que la préface!... Ils vont lire le livre ailleurs...

XXV

LE CABARET DE LA MONTANSIER

A l'angle formé par les rues de Beaujolais et Montpensier, au pied d'un escalier-passage qui va à la rue Richelieu, il existe, depuis assez longtemps déjà, un petit estaminet de province divisé en trois compartiments, auquel ses habitués ont donné un nom —très-connu.

Quel? Me voilà fort embarrassé. Non pas que ma plume soit bégueule et qu'elle se refuse d'elle-même à tracer ici quelques lettres de plus ou de moins; mais c'est qu'en vérité j'ai l'honneur d'être lu par des esprits délicats que la trivialité des mots effraye autant que la trivialité des choses, et, à cause d'eux, je dois désigner, sans le nommer, ce petit café voisin du théâtre du Palais Royal cl du « Gros Milan. »

Aux curieux trop curieux je n'aurais qu'à rappeler les entr'actes du théâtre, ce moment oùLa foule à flots pressés inonde les portiques.

Ce petit café est très-bien placé, s'il n'est pas trèsbien nommé. Il a du monde dans le jour et du monde dans la soirée. Dans le jour, ce sont des artistes du théâtre du Palais-Royal : Ravel, Brasseur, GilPérès, Lassouche, Luguet, Pellerin, Priston, Fizelier, Gaston, quelquefois Hyacinthe,—mais rarement, ce comique, dont le talent sort du nez, étant un excellent père de famille aux habitudes régulières.

Grassot et Sainville y venaient jadis, Grassot, surtout, n'en bougeait guère, avant et après les répétitions.

Dans la soirée, ce sont quelques négociants du quartier, drapiers ou merciers, et aussi, et surtout les spectateurs, que les artistes du théâtre ont mis en gaieté et en soif par la Rue de la Lune ou par l'Omelette fantastique, par la Demoiselle de Nanterre ou par le Chapeau de paille d'Italie. Les trois compartiments du café sont pleins.

Bonne chance au café de la.... Pissotte.

XXVI

LES CABARETS DES HALLES

Je n'apprendrai rien aux Parisiens en leur disant qu'à l'heure où ils dorment profondément, faisant toutes sortes de rêves roses ou jaunes, il y a, sur un point de Paris spécialement, un petit peuple d'actives fourmis en gros souliers et en gros sabots qui leur apporte leurs provisions de bouche,—animales ou végétales,—tout ce qu'ils doivent consommer à leur déjeuner et à leur dîner.

Ces maraîchers, ces mareyeurs, ces beurriers, ces verduriers, paysans et paysannes, viennent de loin, pour la plupart, et, en attendant l'arrivée des petits marchands de Paris, ils sont bien aises de se rafraîchir un peu : d'où les cabarets des environs des Halles, Paul Niquet, Bordier, Baratte et une demidouzaine d'autres moins fameux. Seulement, ces

cabarets, ouverts toute la nuit à l'intention spéciale de ces braves campagnards, qu'on supposait alîamés et assoiffés, n'ont jamais été hantés que par une foule de citadins qui, à cette heure-là, n'ont jamais dû avoir soif ni faim,—ayant mangé et bu plus que de raison dans la soirée. « Une nuit qu'il y avait bal à l'Opéra, dit le journal le Droit, on constata que, dans l'espace d'une heure et demie, six cents personnes étaient venues prendre place autour des tables des cabarets qui jouissaient de la faculté de dépasser la permission de minuit, et que, sur ce nombre, il y avait une dizaine de personnes, au plus, utiles au service des Halles. » Ce qui fait que, depuis l'année dernière (1860), tous ces cafés, tous ces cabarets, tous ces restaurants, sont fermés à l'heure où ils s'ouvraient autrefois et se vident au moment où jadis ils s'emplissaient.

Je n'ai pas à improuver cette mesure de police : ce que fait l'autorité doit être bien fait. Ce que je constate, c'est que Londres est un peu moins bégueule que Paris, et que là, quand on sort de Covent-Garden, ou de Drury-Lane, ou de Majesty-Theater, ou de n'importe où, et que l'on a l'envie bien naturelle de profiter des charmes d'une belle nuit comme on profite des charmes d'un beau jour, on a à sa disposition une foule de public-houses de tous les formats et de tous les genres,—même du mauvais,—des gin-palace, des tap-rooms, des beef-houses, des beer-shop, des oystcrhouses, des « palais de genièvre. » des palais à bière,

des tavernes superbes, des cabarets de bas étage, des endroits où l'on mange, des lieux où l'on boit. Est-ce donc un si grand crime, dans un pays de liberté, de rentrer chez soi à l'heure où l'on veut rentrer, et de se réfecter à trois heures après minuit comme on se réfecte à trois heures après midi? Je ne le pense pas, et, pour ma part, je regrette la fermeture de ces public-houses parisiens,—qu'on laissera certainement rouvrir un de ces soirs, quand on aura compris que la morale publique n'a rien à y perdre, si elle n'a rien à y gagner.

Paul Niquet, Baratte et Bordier étaient des établissements frères de ceux dont parle Charles Dickens dans la Clef de la Rue : de la taverne des Armes de Mokawh, qui ne ferme jamais; de la Tête de Navet, rendez-vous des maraîchers qui approvisionnent le Metropolitan cattle market; de la Pipe et le Collier de cheval, fréquenté par les charretiers nocturnes,—les goldfinders, probablement; et de « cette bonne petite maison de Drury-Lane, à l'enseigne du Blue-Budgeon, bien connue pour être le rendez-vous du fameux Tom Thug et de sa bande, dont les récents exploits dans l'art de la strangulation ont été si généralement admirés du public. »

Paul Niquet—dont la réputation était européenne et que les étrangers venaient visiter comme nous allons nous-mêmes visiter chez les étrangers les curiosités les plus abjectes,—Paul Niquet n'est plus depuis quelques années : on a ouvert une rue sur

l'emplacement de celte maison sinistre. Tenez-vous à savoir ce qu'elle était?

Un long couloir dallé, toujours humide,—pour beaucoup de raisons,—au bout duquel se trouvait une salle aux murs nus, couronnée d'un vitrage, au milieu de cette salle, un grand comptoir, où se débitaient toutes sortes de choses très-pernicieuses et trèsbon marché, de l'absinthe, du cassis,—et surtout de l'eau-de-vie. Et quelle eau-de-vie, grands dieux! De l'eau-de-vie à un sou le grand verre ! Les sauvages l'appellent l'eau-de-feu : ils ont raison. Les chiffonniers l'appellent du tord-boyaux : ils ont raison. Les voleurs l'appellent de l'eau d'aff : ils ont raison. Les chimistes l'appellent du poison : ils ont raison.

Je reprends ma description. La salle était dallée, comme le couloir par lequel on y arrivait, et, comme le couloir, elle était toujours humide—pour les mêmes raisons. Tout autour régnaient quelques bancs, où de vieilles chiffonnières faisaient tapisserie, abruties par l'ivresse, tandis que les vieux chiffonniers philosophaient le long du comptoir, entre deux petits verres. Quelle philosophie? Vous la devinez bien : celle de l'ignorance combinée avec la folie,—quelque chose de grotesque et d'horrible à la fois. Ces disputes n'étaient pas toujours fraternelles, comme elles auraient dû l'être entre péripatéticiens; on y mêlait des affaires de commerce,—le commerce de la chiffe, —on se jetait au nez certains tas d'ordures indûment accaparés : inde irae! Comme on ne pouvait pas

aller chercher la garde à tout moment pour mettre le holà dans ces coups de poings et dans ces coups de dents, parce que la garde aurait trouvé cela mauvais, le vieux père Niquet, déjà célèbre sous l'Empire par ses cerises à l'eau-de-vie, avait imaginé, à ce qu'il paraît, un système de conduite d'eau qu'on lâchait sur les combattants enflammés, pour les éteindre un peu; lorsqu'ils résistaient à ces douches intentionnellement bienveillantes, on levait alors un appareil qui fermait hermétiquement la seule issue possible, et l'eau montait, montait, montait, de la cheville au genou, du genou plus haut, et les combattants— naturellement hydrophobes— finissaient toujours par crier grâce.

Si je ne comprends pas tout à fait pourquoi on a retiré la permission d'après minuit à Bordier et à Baratte, je comprends beaucoup mieux qu'on ait démoli le cabaret de Paul Niquet, qui aurait pu écrire sur son enseigne, comme je ne sais plus quel brandevinier anglais : « On promet à tous les messieurs et autres (gentlemen and others) qui entreront ici, de les rendre morts-ivres (dead- drunk) pour deux pence (4 sous). Ils sont prévenus qu'il y a de la paille toute fraîche dans les caves. »

Quant à Bordier et à Baratte, je n'ai pas à entrer, à leur propos, dans de longs détails, car ce sont plutôt des restaurants que des cabarets, et je n'ai à m'occuper ici spécialement que des cabarets, c'est-à-dire des endroits où l'on boit toujours,—et où l'on hé mange

qu'accidentellement. Tout ce que je puis en raconter, c'est que Bordier fait le coin de la rue aux Ours, et que Baratte est rue aux Fers ; on soupe là et on soupe ici,—du moins, l'on y soupait.

Outre ces deux cabarets luxueux, où l'on peut manger et boire, à proprement parler, ce que l'on mange et boit chez Vachette ou à la Maison Dorée,—et aux mêmes prix,—il y a rue des Prouvaires un marchand de vins où MM. les réalistes (peintres et prosateurs) vont manger la soupe au fromage et à l'oignon, vers deux heures du matin. Grand bien leur fasse!

XXVII

LE CAFÉ DU CIRQUE

Dépêchons-nous d'en parler, pendant qu'il est encore debout, ainsi que le théâtre qui lui a donné son nom : demain il ne serait peut-être plus temps,— le boulevard du Temple, ou du Crime, aura vécu! Le café du Cirque est né pour ainsi dire avec le Cirque, ce qui lui donne une quarantaine d'années. Tout théâtre appelle autour de lui des buvettes, pour les entr'actes. Celle-ci était modeste, à l'origine, comme tous les autres cafés du boulevard du Temple, auxquels l'Épi-scié peut servir d'échantillon. Les acteurs du Cirque, alors écuyers et palefreniers, ne tenaient pas beaucoup aux dorures, et une glace de mille francs ne leur eût pas fait trouver leur gloria meilleur. Mais le vent tourna, après l'incendie du 16 mars 1826 : aux exercices équestres on joignit les

mimodrames à grand spectacle, puis les pièces militaires, puis les féeries, puis les pièces historiques,— pour en revenir exclusivement, en 1859, aux pièces militaires, les seules pièces « à argent. » Les acteurs changeant ainsi de rôles, changèrent aussi d'habitudes, et, pour leur plaire, ainsi qu'au public qui venait les applaudir, on élargit les cafés du boulevard, on les répara, on les embellit, on les dora sur toutes les coutures,—et le café actuel fut.

Je n'ai pas une admiration frénétique pour ces sortes de spectacles,—Pilules du Diable ou Histoire d'un Drapeau,— et l'on me permettra de n'en pas parler. Le Cirque, devenu Théâtre-National, a vécu jusqu'ici du premier consul, du petit caporal, du général d'artillerie, de l'empereur, de Sainte-Hélène, égayant de coups de canon la prose des historiens de ces histoireslà : il serait peut-être temps qu'il vécût d'autre chose, car il me semble que nos légendes nationales ne commencent pas exclusivement à 1785, et qu'il y en a d'autres en deçà,—et à foison. Mais fermons celte parenthèse. Je dois et veux me borner à dire, — oubliant le Gobert vrai et le faux Gobert,— que le café du Cirque est fréquenté du soir au matin, ou plutôt du matin au soir, par les acteurs des différents théâtres qui l'avoisinent (Folies-Dramatiques, Gaieté Théâtre-Lyrique, Délassements-Comiques, FoliesNouvelles, Funambules, Petit-Lazari et Cirque), par : Frédérick Lemaître, le seul comédien de notre siècle si terrible dans Richard d'Arlington, si poétique dans

Ruy Blas, si monstrueusement bouffon dans Robert Macaire; Jenneval, son calque fondu avec celui de Mélingue,—un calque médiocre; Raynard, l'amusant Chabannais des Chevaliers du Pince-nez; ClémentJust, un faux Clarence ; Clarence, un vrai ClémentJust ; Paulin-Ménier, l'horrible goitreux du Crétin de la Montagne; Berton, un jeune premier du Gymnase, transplanté au boulevard du Temple; A. Guyon, un imitateur comme Neuville et Lassagne; Laferrière, l'éternel jeune premier; Kalpestri, le Polichinelle des Funambules; puis Patonnelle, France, Vavasseur, Henry Luguet, Gouget, Tourtois, Marcillet, Pelletier, Paul Deshayes, Lebel, Williams, Éd. Galland, Chandora, Leriche, Virey, Markais, Viltard, Paër, Bertrand, Delaitre, Donato, Arondel, Derville, Lacroix, Hénicle, Lemaire, etc., etc.

Le café du Cirque est aussi, tout naturellement, fréquenté par un grand nombre d'auteurs,—fournisseurs ou non des théâtres voisins : MM. Ernest Blum et Alexandre Flan, Edouard Brisebarre et Eugène Nyon, Éd. Martin et Labiche, Alphonse Brot et Victor Séjour, Dutertre et Ferdinand Dugué, Adolphe Dennery et Anicet-Bourgeois, Albert Monnier et Pélissier, II. de Plosen et Choler, A. de Jallais et Thierry, Laurencin et Delaporle, Pelissier et Léo Delibes, Eugène Grangé et Pol Mercier, Eustache Lorsay et Durandeau, Eugène Déjazet et J.-J. Debillemont, Léon Beauvallet et Charles Vincent, Charles Potier et lingot, Brésil et Delacour, etc., etc.

Je passe sous silence ces dames et ces demoiselles, les princesses de la rampe et les archiduchesses de la coulisse, jeunes premières et vieilles figurantes, habilleuses et mères d'actrices, qui viennent là dans la journée, avant ou après les répétitions. Quelquesunes sont très-connues, quelques-unes sont trop connues, quelques-unes ne sont pas assez connues : quant aux autres, cela ne me regarde pas.

Je ne veux pas oublier, parmi les habitués du café du Cirque, le vénérable M. Abel de Pujol, peintre distingué, mort récemment presque octogénaire, qui venait là depuis la fondation, aussi régulièrement que possible; la maladie seule l'empêchait, et encore, quand il n'était qu'un peu malade, c'est-à-dire transportable, il s'y faisait transporter,— pour ne pas manquer à une habitude qui lui était chère. Son fils l'accompagnait : il y vient encore, ainsi que M. Baucher, le professeur d'équitation.

Je ne veux pas oublier non plus un garçon verseur, qui vient de quitter le café du Cirque pour aller s'établir à son compte quelque part dans Paris,— la ville aux cent mille cafés. Ce garçon ressemblait d'une si étrange façon à un roi trop calomnié et trop caricaturisé, qu'au lieu de l'appeler par son nom, on le désignait plus volontiers sous le nom de ce prince mort en exil. Il le savait, et s'en pyriformisait davantage, en surélevant son toupet à l'aide d'un peigne spécial qui demandait trois fois par jour les soins du coiffeur du théâtre. Où la vanité va-t-elle se nicher!

Un anecdote,—inédite,—avant de quitter le boulevard du Temple, ses théâtres et ses cafés. Le patron de l'un de ces derniers établissements avait une femme et un garçon; la femme était jolie femme et le garçon joli garçon : je ne vous étonnerai donc pas en vous disant qu'un matin, en traversant une salle de billard un peu sombre, dans laquelle on ne jouait presque jamais, il aperçut sa femme et son garçon qui—occupaient le billard. Furieux, indigné, exaspéré,—et à si juste titre,—il s'écria d'une voix retentissante, en s'adressant au garçon interdit : « Victor, je vous donne vos huit jours !... »

XXVIII

LE CAFÉ DES AVEUGLES

Pour un Parisien qui ne quitte pas Paris, où il a vécu son enfance, sa jeunesse, son âge mûr, où il est né, où il mourra, il y a des souvenirs à chaque coin de rue,—des souvenirs gais et des souvenirs tristes, des souvenirs libertins et des souvenirs graves. Il se dit : « C'est dans ce petit hôtel garni si laid que je l'ai conduite, un soir, le coeur battant, les yeux n'y voyant plus, redoutant d'être surpris, n'osant entrer et brûlant d'entrer... » Ou bien : « C'est là, devant ce soupirail, derrière lequel retentit un bruit de casseroles et de porcelaines, que je suis venu, famélique, rougissant, étaler une couche d'odeur de rôti sur ma tartine de pain sec... » Ou bien... mille choses !

Un soir, adolescentule et timide comme on l'est lorsqu'on a quitté le nid maternel, les plumes à peine

poussées, je rôdais, le gousset garni d'une modeste pièce de cinq francs,—qu'on prononçait alors cent sous,—le long des arcades du Palais-Royal, regardant beaucoup plus les passantes que les passants, et m'arrêtant plus volontiers devant les petites boutiques des petites marchandes de gants, que devant les grandes boutiques des changeurs et des bijoutiers. Je rôdais, j'allais vaguement, comme un homme qui ne sait pas ce qu'il veut, et, au fond, je le savais parfaitement, mais si on me l'avait demandé, je me serais bien gardé de le dire.

Les jeunes gens savent une foule de choses que leurs professeurs ne leur ont jamais enseignées. J'avais entendu parler—entre autres choses qu'on se murmure entre copins, de pupitre à pupitre, d'un pensum à une leçon—d'un certain café borgne situé dans une cave, à deux pas du perron du PalaisRoyal, et je m'étais promis, bien promis, de m'y rendre, un jour de sortie, pour juger par mes yeux de la vérité du tableau qu'on m'en avait fait. Ce café borgne était le café des Aveugles. A force d'errer sous les galeries, et de regarder les passantes, j'arrivai sous le péristyle illustré par Corcelet et par le café Lemblin, j'entendis un roulement de grosse caisse, je levai les yeux et j'aperçus du monde qui s'engouffrait dans un escalier au-dessus duquel était peint un monsieur habillé en sauvage —de fantaisie—qui battait la caisse sur plusieurs tambours; puis venait, en exergue, une énumération

des plaisirs qui attendaient le public, scènes de ventriloquie exécutées par M. Valentin, l'homme à la poupée, etc., c'était bien cela, c'était bien cet escalier qui devait me conduire—où conduisent souvent les escaliers.

Je suivis le monde, d'un pas mal assuré. Au bout d'une douzaine de marches, je me trouvai dans une cave très-bien éclairée, dont l'atmosphère n'était pas précisément pure, chargée qu'elle était de parfums de tabac, de parfums de toilette, et de parfums d'une autre nature. Il y avait beaucoup de tables, et à chacune de ces tables des gens des deux sexes occupés à se verser de la bière, et à grignoter des échaudés et des croquets. Dans une partie de la salle régnait une galerie, où étaient installés d'autres consommateurs, et où l'on m'avait dit que se promenaient, de temps en temps, des demoiselles bien mises—pour des demoiselles. Dans le fond, à gauche, était une estrade, et, sur celte estrade, des aveugles ornés qui d'une clarinette, qui d'un violon, qui d'une petite flûte,— quatre ou cinq quinze-vingts en tout. Ces pauvres gens paraissaient joyeux et se repassaient, entre deux couacs, quelques plaisanteries fort drôles à ce qu'il paraît, mais auxquelles je n'avais pas le bonheur de comprendre un traître mot.

Je m'étais placé au hasard, sur le coin d'une table, et je regardais çà et là. On me fit renouveler ma consommation.

Renouveler ma consommation, c'était diminuer

d'autant le chiffre total de ma pièce de cinq francs, qui avait réussi jusque-là à ne pas se fractionner, et je ne voulais pas trop l'ébrécher. Cependant, la peur de déranger mes voisins pour me retirer, une fausse honte, je ne sais quoi, me firent consentir—de force —à renouveler. Je renouvelai même plusieurs fois dans la soirée.

Le public —c'était un dimanche — avait l'air de s'amuser beaucoup : il s'amusait beaucoup plus que moi. M. Valentin avait exécuté, en costume de ville, avec une poupée, quelques scènes de ventriloquie qui n'avaient pas précisément excité mon admiration, parce que je ne comprenais pas alors, plus qu'aujourd'hui, le charme que l'on peut éprouver à entendre un monsieur parler du ventre ou du nez. M. Blondelet avait exécuté, en costume de sauvage—de fantaisie—une série de variations brillantes sur plusieurs tambours, qui ne m'avaient pas causé l'étonnement profond auquel on m'avait dit de m'attendre : la seule chose qui m'eût intéressé en lui était sa barbe, une barbe noire magnifique,—qui ne lui appartenait pas. Les aveugles avaient joué comme des sourds, sans s'inquiéter autrement du public, et avaient bu du vin dans les entr'actes, pendant qu'il buvait de la bière.

Pourquoi cet orchestre homérique ('0 [J.^ Ôpâwv, aveugle), et non pas un autre? Je ne l'aurais probablement pas su plus que vous, et je n'aurais pas cherché à le savoir, ne pensant pas que la chose en

valût la peine, si Gérard de Nerval n'avait pris soin de nous le dire : « C'est que, écrit-il dans ses Nuits d'Octobre, vers la fondation, qui remonte à l'époque révolutionnaire, il se passait là des choses qui eussent révolté la pudeur d'un orchestre. » Mes copins m'avaient trompé, et on les avait trompés : on leur avait signalé comme intéressant le café des Aveugles—de la fondation.

J'ai revu l'autre soir ce caveau musical, ce temple souterrain de l'échaudé et de ta bière de mars ; je l'ai revu avec des yeux et des sentiments différents de ceux d'autrefois,—ceux de l'âge où les plumes commençaient à me pousser, où je n'étais encore qu'un poulet sorti de sa coquille. Aujourd'hui que les plumes, à force de pousser, commencent à dépousser, et que j'ai l'émotion moins facile à propos de certaines choses, j'ai pu m'asseoir sans trouble au même coin de table où je m'étais assis quinze ans auparavant, et juger impartialement de la dextérité de M. Blondelet et de la gastérité de M. Valentin.

Est-ce bien toujours M. Valentin? toujours M. Blondelet ? On peut en douter, quand on sait avec quelle rapidité les renommées s'éteignent à Paris,—où l'on est forcé d'en inventer une chaque jour pour contenter l'appétit du public. En tous cas, le sauvage a toujours sa belle barbe noire qui, par moments, se soulève tout d'une pièce, à deux centimètres du , visage. Quant aux aveugles, je penche à croire que ce sont toujours les mêmes,—un peu plus jeunes.

XXX

LE DIVAN LE PELETIER

Il est fermé d'hier, et, à cause de cela, je lui dois un souvenir particulier—comme s'il vivait encore.

Ouvert dans les premières années du règne de Louis-Philippe, au n° 5 de la rue Le Peletier—d'où son nom,—à deux pas des bureaux du National; presqu'en face de l'Opéra, il a vu toute la littérature contemporaine, la petite, la moyenne et la grande, s'asseoir autour de ses tables de marbre, s'entasser dans ses deux salles dont, à de certains jours, il eût été besoin de démolir les cloisons, pour contenir la foule qui s'y pressait. C'était un bureau d'esprit, une boite à nouvelles et à cancans. On y parlait plus qu'on n'y buvait : d'où probablement son abdication,—après un règne glorieux d'une vingtaine d'années.

Je n'ai pas à donner ici les noms de ses hôtes, illus-

tres ou presque illustres:il me faudrait remplir trop de pages, et j'aurais peur d'en oublier.

Seulement, il me semble que je ne saurais plus dignement louer ce cabaret littéraire qu'en citant tout au long les triolets que lui a consacrés, en septembre 1852, cet aimable poëte qui a nom Théodore de Banville : ils lui serviront d'épitaphe.

Ce fameux Divan est un van Où l'on vanne l'esprit moderne, Plus absolutiste qu'Yvan, Ce fameux Divan est un van. Des farceurs venus du Morvan Y terrassent l'hydre de Lerne. Ce fameux Divan est un van Où l'on vanne l'esprit moderne.

Là, Guichardet, pareil aux Dieux, Montre son nez vermeil et digne. Ici d'affreux petits mayeux, Là, Guichardet, pareil aux Dieux, Murger prodigue aux curieux De l'esprit à cent sous la ligne. Là, Guichardet, pareil aux Dieux, Montre son nez vermeil et digne.

On voit le doux Asselineau Près du farouche Baudelaire, Comme un Moscovite en traîneau, On voit le doux Asselineau. Plus aigre qu'un jeune cerneau, L'autre est comme un Goethe en colère. On voit le doux Asselineau Près du farouche Baudelaire.

On y rencontre aussi Babou Qui de ce lieu fait sa Capoue, Avec sa plume pour bambou On y rencontre aussi Babou. A sa gauche, un Topinambou Trousse une ode topinamboue. On y rencontre aussi Babou Qui de ce lieu fait sa Capoue.

Près de l'harmonieux Stadler Flamboie encor La Madelène. Emmanuel regarde en l'air, Près de l'harmonieux Stadler. Voillemot voit dans un éclair Passer le fantôme d'Hélène. Près de l'harmonieux Stadler Flamboie encor La Madelène.

Le Divan près de l'Opéra

Est un orchestre de voix fausses.

On ne sait quel mage opéra

Le Divan près de l'Opéra.

Ces immortels morts, on paiera

Pour contempler encor leurs fosses.

Le Divan près de l'Opéra

Est un orchestre de voix fausses. »

C'est égal, je voudrais Lien savoir où s'est réfugié Alexandre Weill depuis la fermeture de cette parlotte littéraire. Il régnait là comme d'autres ailleurs.

XXIX

LE CABARET DU LAPIN-BLANC

Il y avait autrefois, dans tous les champs de foire, —avec la permission des autorités,—une baraque devant laquelle je m'arrêtais volontiers.

Il ne s'agissait là ni d'une géante,—ni d'un macrocéphale, — ni d'un albinos, — ni d'un hommesquelette,—ni d'un nègre mangeur de tabac,—ni d'un Béni-Mouffetard avaleur de sabres,—ni de frères siamois, —ni de soeurs jumelles,—ni d'un singe ma-

thématicien, —ni de dames bâtonistes : il s'agissait d'autre chose.

Le pitre de cette baraque annonçait—entre deux lazzi—qu'on voyait là dedans un animal fabuleux, « produit incestueux d'une carpe et d'un lapin. » Alléché par cette annonce, on entrait,—et l'on se trouvait en présence d'une carpe qui frétillait dans un baquet, et d'un adorable Jean Lapin qui déjeunait tranquillement de fanes de carottes, après avoir mangé les carottes de ces fanes.

On cherchait des yeux « le produit incestueux, » et l'on ne trouvait que le maître de la baraque, qui vous disait avec le plus grand sérieux du monde :

« Mesdames et Messieurs,

« L'enfant nous a été emprunté ce matin par l'illustre M. Cuvier, de l'Observatoire, pour le montrer aux doctes membres de l'Académie royale de Médecine ; mais voici le père et la mère... »

Et, d'un geste aussi tranquille que sa conscience, il montrait la carpe et le lapin !

Je dois ajouter qu'il y avait des gens qui regardaient avec curiosité cette carpe et ce lapin, et qui, après les avoir regardés pendant un assez long temps, s'en allaient en disant :

—« Ces deux animaux sont très-étranges. Ils ne ressemblent pas aux autres... »

En effet : car le lapin mangeait au lieu d'être

mangé, et la carpe frétillait dans l'eau au lieu de frétiller dans la poêle.

Eh bien, j'ai éprouvé la même déception en voyant le cabaret du Lapin-Blanc qu'en entrant dans la baraque du « produit incestueux. »

Le père et la mère de ce tapis-franc de la rue aux Fèves existent, — mais le tapis-franc n'existe pas. L'illustre M. Eugène Süe le leur a sans doute emprunté pour le montrer aux lecteurs de ses Mystères de Paris. En tous cas, je vous certifie que vous le chercheriez en vain rue aux Fèves : il n'est ni là— ni ailleurs.

L'imagination est une belle chose tout de même. Je parle aussi bien de celle des romanciers que de celle des lecteurs de romans. J'avais la cervelle pleine de cette tragique histoire racontée par Eugène Süe aux lecteurs du Journal des Débats, et je comptais bien rencontrer chez la mère Ponisse quelques-uns des personnages qu'il a donnés comme les pratiques de cette ogresse,—par exemple, le fameux Maîtred'École et la Borgnesse, ou le Chourineur et la Goualeuse, ou Bras-Rouge et la Tourneuse, ou n'importe quel autre escarpe et quelle autre largue. Il faisait précisément ce soir-là le temps dont il est question aux premières pages du roman,—c'est-à-dire pluie d'hiver et nuit noire. Les ruelles malsaines de la Cité étaient suffisamment désertes pour n'inspirer aucune confiance. J'avais donc tout lieu d'espérer que j'assisterais à quelque drame aussi corsé que l' An17

berge des Adrets de Benjamin Antier, ou que la Nuit du vingt-quatre février de Verner.

Je tombai sur un vaudeville : aucun grinche ne fit ma montre,—absente d'ailleurs, comme toujours; aucun escarpe ne répandit pour un sou de mon raisiné sur le pavé du tapis-franc.

D'abord, la mère Ponisse ne s'appelle pas Ponisse; elle n'est pas ogresse, — et elle ne connaît « que de réputation » messieurs Bras-Rouge, Chourineur, Maitre-d'École et autres.

Quant au père-Ponisse, il s'appelle M. Mauras,— par la même raison sans doute que sa femme ne s'appelle pas la mère Ponisse. En outre, ce qui exclut toute supposition désagréable pour lui, il est rasé, dodu, prud'hommesque, et ressemble au « vertueux M. Germeuil, » que jouait si bien le « vertueux Moëssard. » J'oserai même ajouter qu'il a une casquette à côtes et à visière qui, seule, lui assurerait des droits au prix Montyon,—-s'il n'en avait pas déjà par luimême.

Voilà pour l'ogre et l'ogresse.

Quant au tapis-franc, il tient du cabaret de barrière par ses tables et par ses verres, et du chauffoir de prison par son poêle et par ses habitués,— qui sont cependant de très-honnêtes gens du quartier.... Les sièges seuls ont des allures Tour-de-Nesle, car ils sont en chêne bruni par l'usage, et ils ont un trèfle au milieu pour permettre à la main de les prendre.

Au-dessus du comptoir, empaillée, est l'enseigne

de ce célèbre cabaret. C'est un lapin blanc dont les yeux rouges—absents — sont remplacés par une faveur de même couleur qu'il porte au cou comme un grand d'Espagne. Il ne manque à cette enseigne que des roulettes pour amuser tout à fait les enfants.

Au-dessous de ce lapin sont des bocaux et des bouteilles renfermant les mystérieuses liqueurs avec lesquelles les gens qui ont soif essayent de remplacer le vin,—comme on remplace l'or par le vert-de-gris. Il y a de l'absinthe, du sirop de gomme, du parfait amour, du vespétro, du raspail, et de l'eau-de-vie qui est moins vieille que les tabourets, — probablement parce qu'elle a moins servi.

Tout autour de la salle sont des images : il n'y a pas un coin de mur, grand comme la main, qui n'en soit couvert. On y voit des dessins représentant les différentes scènes des Mystères de Paris; des portraits de représentants du peuple à côté de charges du journal le Diogène; saint Éloi et M. Eugène Sue ; une Vierge et Céleste Mogador; Estelle et Némorin ; M. Crémieux et Pierre Dupont ; Fualdès et Taglioni, etc., etc. On y voit même le buste de Brutus, avec des lunettes et un chapeau de jardinier, regardant gravement le lapin blanc et sa faveur rouge.

On me permettra de ne pas m'extasier devant ces merveilles artistiques qui brillent plus par la quantité que par la qualité. Je ne suis pas un critique d'art assez impartial pour faire convenablement l'éloge de cette exposition, qui doit cependant avoir son

charme — pour les aveugles. C'est le moment, où jamais, d'arborer la devise d'Horace et de milord Bolingbroke : nil admirari.

On me permettra d'avoir la même indifférence à l'endroit des nombreuses pièces de vers manuscrites qui décorent de la même façon les murailles de cet honorable établissement. Je suis incompétent en poésie comme en art, et je m'en tiens aux deux ou trois poëtaillons que j'ai appris à connaître en apprenant à lire : je veux parler des nommés Ronsard, Mathurin Régnier, Victor Hugo, Théophile Gautier, Musset et quelques autres. Quant aux poètes de talent qui ont eu la générosité de dépenser toute leur verve à célébrer les louanges du Lapin-Blanc,—lorsqu'il leur serait si facile de travailler pour les bonbonniers et les mirlitonniers de la rue des Lombards,—je me contenterai de dire d'eux ce qu'Odry dit de je ne sais plus qui : « Hommes étonnants! Hommes étonnants! »

M. Mauras est très-fier de son « petit musée. » Ses habitués partagent le même enthousiasme, — pour les mêmes raisons que lui, probablement.

Cela m'amène à vous dire quels sont ces habitués, après vous avoir dit quels ils n'étaient pas.

Peut-être qu'il y a parmi eux — comme partout ailleurs — des vagabonds, des fainéants, des gouapeurs, des apprentis grinches et des professeurs de langue verte ; car enfin le cabaret du Lapin-Blanc n'est pas précisément le café Cardinal, et la rue aux Fèves

n'a pas la prétention de rivaliser de candeur avec un lis. Ce qu'il y a de certain, c'est que ce tapis-franc n'est pas hanté par les ivrognes. J'y ai été deux fois, —la seconde fois pour m'assurer que je ne m'étais pas trompé la première fois,—et j'ai pu constater que les hôtes de M. Mauras ne buvaient guère. Quand ils ont soif, ils vont à la porte, où se trouve un bidon plein d'eau.

Pourquoi va-t-on dans ce cabaret, alors?

Pourquoi? Ma foi! vous êtes bien curieux. Faites comme moi, allez-y—par curiosité. Vous verrez Là des blousiers qui viennent fumer et causer de la neige et du soleil, entre deux verres d'eau puisés au bidon, —et vous regardent les regarder. Beaucoup d'honnêtes bourgeois ont voulu faire connaissance avec le tapis-franc si complaisamment décrit par Eugène Siie, et, comme les hercules de la police avaient depuis longtemps nettoyé ce cabaret d'Augias, les honnêtes bourgeois n'ont fait connaissance qu'avec une boutique de brandevinier ordinaire. J'ose espérer — au nom de la morale— qu'ils ont été satisfaits de se casser ainsi le nez.

Il paraît, cependant, que quelques curieux ont été mécontents et qu'ils ont manifesté tout haut leur déception, car voici un quatrain que je détache du mur du Lapin-Blanc pour l'offrir à mes lecteurs,— dans toute la naïveté de sa prosodie et de sa ponctuation :

Renommé Lapin blanc dis-moi pourquoi Nous avons eu la visite de Gustave Leroi, Il pensait trouver bras rouge et l'ogresse Dans cette antique et progressive Lutece.

Je n'ai pas l'honneur de connaître M. Gustave Leroy, mais cela ne m'empêche pas de déclarer qu'il ne méritait pas plus qu'un autre ce quatrain ironique —et injuste.

Il avait le droit de compter sur une autre mise en scène que celle dont dispose l' impresario actuel du cabaret de la rue aux Fèves. Il avait lu l'annonce du spectacle dans le roman de M. Eugène Süe ; et, bien qu'elle datât d'un peu loin, il pouvait croire que le spectacle n'était pas changé. Il est venu, il a vu,—et il a probablement sifflé. C'était toujours—à peu près —la même pièce, mais ce n'étaient plus les mêmes acteurs. La troupe d'argent était remplacée par la troupe de zinc. Comprenez-vous Robert Macaire mimé par Debureau,— au lieu d'être joué par Frédérick Lemaître?... C'est l'effet produit aujourd'hui par le cabaret du Lapin-Blanc,—qui ne vit que sur sa réputation.

Peut-être, après tout, qu'il vit bien, ce cabaret,— à en juger par la mine pansue de ses propriétaires. En tout cas, je doute qu'il vive longtemps. « L'antique et progressive Lutèce » — pour parler comme le quatrain — fait peau neuve en ce moment, et la Cité aura son coup de pioche complet avant qu'il soit

peu. La rue de la Bariîlerie a déjà disparu avec un morceau du Marché-Palu. Les rues immondes qui y aboutissent et qui déshonorent ce coin de Paris ne tarderont pas à être démolies,—la rue aux Fèves avec les autres.

Il ne restera plus d'autre ressource au Lapin-Blanc exproprié que d'aller se réfugier au Muséum, section des empaillés.

Que ceux qui l'aiment le suivent !

Lorsque la rue aux Fèves, la rue de la Calandre, la rue Saint-Éloi, la rue Saint-Christophe, la rue Cocatrix, la rue Gervais-Laurent, et quelques autres, auront subi le sort de la rue de la Bariîlerie, le moyen âge aura vécu.

Ah! compaings de galles du temps jadis! Pipeurs de dés, batteurs d'estrade, tailleurs de faux coins, bohèmes sans croix ne pile, moines défroqués, truands et truandes, commères, chambrières et chevaucheuses d'escovettes, qui avez fait et chanté de si folles choses sur ce vieux pavé de la Cité, on va jeter à la voirie les derniers pans de murailles qui ont pu vous voir passer, belles gouges et bons raillards ! Dans quelques années d'ici, on aura planté des arbres et bâti de vraies maisons en vraie pierre, sur le sol même où étaient vos nids, oiseaux sinistres! vos bouges, bêtes fauves! vos trous, vipères! Dans quelques années on ne saura plus où étaient la rue Sainte-Marine, la rue Charoui, la rue de la Pomme, la rue Sainte-Croix, la rue Gervais-Laurenl

Où maintes dames ygnorents

Y maingnent qui de leur quiterne,

la rue des Marmousets, la rue Saint-Landry

Où demeuroit Guiart Andry,

la rue de l'Image, la rue de la Colombe, la rue de la Grande-Orberie, la rue de la Calandre, la rue aux Fèves, la rue Glatigny

... Où bonne gent Maingnent, et Dames o cors gent Qui aus homs, si com moi samblent, Volentiers charnelment assamblent,

et une vingtaine d'autres rues de même farine,—ou plutôt de même charbon ; car elles étaient bien noires ces rues,—bien noirs aussi leurs habitants, lesquels revenaient de droit au diabolique boulanger qui met les cimes au four !

Il doit avoir bien des pratiques, ce boulanger-là.

Bons Parisiens, dormez tranquilles. Le métier d''escarpe devient chaque jour de plus en plus inexercable, et les artistes en surin commencent à s'expatrier. Nous espérons même que bientôt l'abbaye de Monte-à-Regret du département de la Seine chômera —faute de moines.

2 février 1862.—Je viens de traverser la Cité : on démolissait la rue aux Fèves et les rues adjacentes. Adieu, Cité de nos pères! adieu, tapis-francs d'Eugène Süe !

XXXI

LE CABARET DE LA CANNE

Ce n'est ni un café, ni une brasserie, ni un cabaret, —c'est un trou. Il peut même se faire que ce soit une cave, car il y a des tonneaux au fond et des marches à l'entrée.

Cela n'a pas la moindre apparence. C'est un endroit très-femme honnête, qui n'a jamais fait parler de lui et qui n'en fera jamais parler. Mais à côté de cette modestie il y a du bon vin,—et cela fait compensation.

Cherchez-le dans le jour, sur le boulevard extérieur, entre la barrière Rochechouart et la barrière des Martyrs,—vous ne le trouverez pas. Cherchez-le le soir, sur le même boulevard, entre la barrière des Martyrs et la barrière Rochechouart,—vous ne le trouverez pas davantage. Ce cabaret ne ressemble pas

le moins du monde à la Galalée de feu Virgile,— laquelle se cachait derrière les saules afin d'être cherchée et trouvée. Non! il ne se cache pas,—mais il ne se trouve pas. Son parfum de genièvre seul pourrait le trahir; ce n'est pas un cabaret,—c'est une violette.

Il y a cinq ou six ans qu'il est fondé. Les meubles qui l'ornent—à part les futailles—n'ont pas dû coûter cher à son propriétaire, car ils se composent de quatre bancs de bois et de trois tables de même métal, qui forment ce qu'il appelle ingénieusement sa salle d'entrée, sa salle du milieu et sa salle du fond. On peut y tenir six ou sept personnes,—et même huit, les jours de fête. Et encore, parmi ces sept ou huit personnes, je compte le patron de la case qui s'appelle d'Ingreville de son nom et qui est sculpteur de cannes de son état,—un ancien cuirassier qui s'obstine à porter des faux-cols trop grands pour un homme seul. Il est vrai qu'il est marié...

Outre sa femme et lui, il y a—pour hôtes ordinaires— un petit griffon à longs poils qui a fait la guerre de Grimée et qui répond au nom incohérent de « Lafonfone; » plus, un autre chien, gros comme le poing et aveugle, qui s'appelle « Théodore » et a pour ami un jeune chat qu'on appelle « Mademoiselle, » parce que c'est une chatte.

Voilà pour le personnel de la maison.

Quant aux habitués,—c'est autre chose. Autrefois, on voyait venir là des garçons de l'abattoir Roche-

chouart, les Arpins et les Arbuze de la localité, des gens terribles qui abattent un boeuf d'un coup de poing et qui le mangent—comme feu Milon le Crotoniate. Ils venaient là boire rouge après avoir vu rouge, et souvent ils revoyaient rouge après avoir bu rouge,—comme le jour de ce duel solitaire et sauvage, entre deux d'entre eux, dans une des cours de l'abattoir, à coups de couteau.

Mais, depuis longtemps, ces tueurs de boeufs ont déserté le cabaret de la Canne, et d'autres hôtes les ont remplacés—avec avantage.

Ces hôtes nouveaux sont un peu mêlés. Il y en a de doux, il y en a de tristes; il y en a en blouse, il y en a en habit; les uns sont des maçons des environs, et les autres des artistes et des poètes. Ce qu'on pourrait appeler littérature et philosophie mêlées.

Parmi les premiers,—maçons ou autre chose,—se trouve un enfant de la blonde Germanie, un peu musicien comme tous les Allemands, et surtout ivrogne comme tous les musiciens... Il gagne de f argent gros comme la butte Montmartre et il le dépense avec une facilité qui ferait la désolation de sa « pauvre femme » et de ses « chers petits enfants, »—s'il avait une femme et des enfants. Ce musicien qui accorde un peu, je crois, les pianos des Parisiens et qui dérange beaucoup l'harmonie des ménages dont il accorde les pianos,—ce musicien est un type. Hoffmann s'en serait servi, et W. Hogarth l'aurait choisi pour modèle de son Enraged Musician. Il a de l'esprit quel-

quefois,—et des vices toujours. Il a peur des coups, comme Panurge, son aïeul,—ce qui ne l'empêche pas d'être athée comme don Juan, dont il est sans doute un des bâtards. Il est insatiable comme lui. Je ne sais pas combien de malheureuses a faites ce malheureux, je ne les ai pas comptées,—ni lui non plus... Il ne compte pas plus avec elles qu'avec les années, qui s'accumulent sur sa tête éventée avec une rapidité qui le ferait sans doute réfléchir, s'il savait réfléchir.

C'est là, du reste, le châtiment de ce sybarite de trente-neuvième ordre, qui se couche sur des roses effeuillées par d'autres : il ne croit à rien, ni à Dieu, ni à la Vierge, ni à l'innocence, ni au diable. Je me trompe ! il est un dieu devant lequel il s'incline dévotement, pieusement, tendrement : c'est le dieu des jardins.

Parfois on rencontre là des gens qui ne sont ni musiciens ni ivrognes, mais qui aiment beaucoup la musique et le vin, l'art et la poésie, les dieux et les déesses. Parmi eux Pierre Dupont,—un poëte populaire dont le gros bagage ne vaut pas le petit bagage, et qui aurait bien fait de ne faire qu'une demi-douzaine de choses charmantes et parfumées comme les Boeufs, la Blonde, la Véronique, les Louis d'or, etc.

Avec Pierre Dupont viennent d'autres mandarins lettrés, amis de la pourée septembrale, qui vont aussi ailleurs,—où je les retrouverai.

Puis sir Edwards, un marchand de fers qui connaît Horace et Virgile aussi bien que Jules Janin ; un brave

garçon, spirituel à ses heures et toujours goguenard. Je ne sais pas s'il est millionnaire, mais il mérite de le devenir.

Puis des artistes, Alexandre Leclerc entre autres. C'est un grand garçon plein de cheveux et de douceur, un grand joueur de guitare amoureuse, en train de se faire une petite réputation qui s'allongera vite s'il coupe le formidable poil qu'il a dans sa main droite.... J'ai vu de lui,—chez les frères Bisson,— deux statuettes qui ont été louées par quelques journalistes, ce qui me dispensera d'en dire ici tout le bien que j'en pense. Ces deux statuettes, pleines d'humour et de verve, portent pour litres, l'une Arlequin, et l'autre Pierrot Violoneux. Courage, mon ami ! On commence par les statuettes pour arriver aux statues, et, quand on est arrivé aux statues, on est arrivé tout à fait : on n'a plus qu'à s'asseoir sur un fauteuil rembourré de billets de banque.

Après ces noms-là j'en ai un autre à citer, et ce nom fait tressaillir ma plume et battre ma cervelle. C'est un nom de poète, un noble esprit et uu noble coeur, que les lettres ont perdu et qu'elles ne remplaceront pas. Ce souvenir me remue les entrailles, et la tristesse m'envahit l'âme. J'hésite à m'entretenir ici—devant ces futailles pleines, à la lueur de ce quinquet, sur cette table rustique—de cette mélancolique ligure de poète qui, cependant, a rayonne là où j'évoque son ombre, et souri là où la mienne s'attriste à son souvenir.

Je me trouvais un soir de l'hiver de 1854—seul et un peu mélancolisé par la neige qui tombait—devant une des trois tables du cabaret de la Canne, et devant une bouteille dédaignée. Je rêvassais tout en suivant de l'oeil, sur la pierre qui sert de parquet à ce cabaret, les lueurs tremblotantes du poêle de fonte qui ronflait en ce moment comme une toupie d'Allemagne. Mademoiselle était sur mes genoux, et elle essayait de me prouver par un ron-ron éloquent et prolongé que j'avais tort d'être mélancolique et de songer aux absents et aux absentes.

Un homme entra, secoua son paletot couvert de neige, et vint s'installer à la table voisine, en face d'un petit verre. Puis il s'accouda, me regarda, regarda Mademoiselle, but son petit verre et secoua la tête,—une tête intelligente, au front vaste, chauve, mais lumineux.

Je le regardai me regarder, et alors les paroles engourdies par le froid du dehors commencèrent à dégeler à la flamme de la causerie intime. Les heures passèrent ainsi. En nous quittant, vers deux heures du matin, nous ne nous connaissions ni l'un ni l'autre,—mais nous étions les meilleurs amis du monde.

Je publiais,—à ce moment-là,—dans un journal parisien, une Galerie des célébrités contemporaines. J'avais tout naturellement ouvert cette série par la biographie de Gérard de Nerval,—un des plus sympathiques écrivains de ce temps-ci. Quelques articles

avaient para déjà. J'en avais pour deux ou trois numéros encore. J'aurais même souhaité pouvoir en parler plus longuement, parce qu'en racontant l'oeuvre, je racontais aussi la vie de l'écrivain,—et cela m'intéressait beaucoup.

Les journaux hebdomadaires ont des nécessités auxquelles il faut se soumettre. La biographie de Gérard de Nerval fut interrompue; les épreuves en restèrent pendant une douzaine de jours sur le marbre de l'imprimerie. On était aux premiers jours de janvier 1855. Un matin je reçois une lettre d'une écriture inconnue. Je l'ouvre, je la lis. La voici. Je n'y changerai pas un mot, car je ne la donne pas à cause des éloges qu'elle renferme,—éloges ironiques à force d'être bienveillants—je la donne à cause de sa signature :

« Monsieur,

« Que de choses charmantes vous avez écrites sur mes livres. Je n'ose me sentir digne de tant d'éloges. Mais cela vient m'encourager dans un moment où j'ai besoin de m'appuyer sur ce que j'ai fait pour tâcher de mieux faire si ma santé le permet encore. Je suis heureux de me voir soutenu par un écrivain qui parle de style en maître et qui entend si hautement la critique littéraire. J'attends le numéro prochain pour me rendre compte de l'ensemble de votre appréciation et vous en remercier pleinement avec l'espoir de

profiter de quelques sévérités qu'il me reste a vous demander du moins.

« Votre bien dévoué,

« GÉRARD DE NERVAL. »

Le lendemain je rencontrai rue Guénégaud mon inconnu du cabaret de la Canne. Il m'apprit alors son nom—que je viens d'écrire.

Quelques jours après, j'apprenais, avec tout Paris, la mort de Gérard de Nerval...

Et vous savez quelle mort !...

XXXII

LA BRASSERIE DU PÈRE FRANZ

Cette brasserie existe encore dans le même état et à la même place qu'il y a quelques années, au coin de la rue de Fleurus et de la rue Notre-Dame-desChamps, mais les hôtes qui la remplissaient jadis s'en sont envolés pour toujours—probablement.

Une première salle, où se trouve le comptoir et où buvaient les passants; une seconde salle, au fond, qu'on avait réservée aux habitués : voilà tout l'établissement. Pendant longtemps cette petite salle reçut grande et noble compagnie attirée par l'excellente bière strasbourgeoise du père Franz, et par l'appétissante mine de Madeleine, la nièce du père Franz. Bonne bière et belle fille ! Une double amorce.

Elle allait et venait, cette Gretchen souriante comme une vignette allemande, traversant la petite foule

des buveurs empressés à lui plaire, sans y laisser un pan de sa robe ni de sa vertu; et c'était grand plaisir, pour tous ces cerveaux rêveurs, de la regarder se mouvoir, comme une miniature de la fée Lorély, au milieu de ces nuages de tabac et de ces conversations rhénanes.

Car l'élément teuton dominait dans les réunions presque quotidiennes, et, en tout cas, régulièrement hebdomadaires, qui se tenaient dans cette petite salle du père Franz. Quelques étudiants, quelques peintres, quelques musiciens qui, à de certaines heures de la soirée, rappelaient la fameuse scène de Faust et de Méphistophélès à la taverne, en présence de Frosch, de Brander, de Siébel, d'Altmayer. Ils chantent tous, vous vous en souvenez. L'un chante, songeant à sa maîtresse :

Tire les verrous, il est nuit; Tire les verrous, l'amant veille; Il est tard, tire-les sans bruit.

L'autre chante, songeant à la politique du moment :

Le très-saint empire romain Comment peut-il durer encore?...

Un troisième chante, songeant à autre chose :

Certain rat, dans une cuisine, Avait pris place, et le frater S'y traita si bien, que sa mine Eût fait envie au gros Luther.

Mais un beau jour, le pauvre diable, Empoisonné, sauta dehors, Aussi triste, aussi misérable, Que s'il avait l'amour au corps.

Le quatrième chante autre chose, n'importe quoi.

Ainsi en était-il de ces aimables buveurs de la brasserie du père Franz. Staal, un homme énorme et un artiste délicat, chantait l'air du Veilleur de nuit, qu'il avait rapporté de Berne, le fameux air des Hussards, qu'il avait rapporté d'Heidelberg, et la chanson de la Petite Chapelle (sorte d'hymne allemand adressé à une sainte dont la chapelle est au sommet de je ne sais plus quelle montagne), qu'il avait rapportée de je ne sais où : des hourras frénétiques le remerciaient. Puis Simon, Bryon (le peintre des Schlitters), Silbermann et quelques autres jeunes gens, entonnaient d'une voix sonore le fameux chant des universités allemandes :

Gaudeamus igitur Juvenes dum sumus; Post jucundam juventutem, Post molestam senectutem, Nos habebit humus !

Ubi sunt qui ante nos In mundo fuere? Vadite ad superos Transite ad inferos,

Ubi jam tuere. Vita nostra brevis est, Etc., etc., etc.

Puis un autre buveur, devenu trop sérieux aujourd'hui pour que je mette son nom sous sa gaieté d'autrefois, chantait quelques vieilles chansons françaises, bretonnes ou picardes, berrichonnes ou poitevines, soit:

Le roi est là-haut sur ses ponts Qui tient sa fille en son giron...

Soit :

A Nantes, à Nantes sont arrivés Trois beaux bateaux chargés de bleds. La tire lon la, lon la tira, la tire lon la, lon la tira...

Soit :

Quand Renaud de la guerre vint, Portant ses tripes dans ses mains...

Soit enfin :

En chevauchant mes chevaux rouges, Laire laire laire loure ma lan laire, En chevauchant mes chevaux rouges J'entends le rossignol chanter, Qui me disait dans son languaige Laire laire,

Tu ris quand tu devrais pleurer...

Toutes sortes de choses qui donnaient soif et qui faisaient rêver. Je revois encore Madeleine, la douce jeune fille, se tenant debout, immobile le long de la fenêtre, regardant et écoutant, heureuse de voir et d'entendre, et, en même temps, mélancolisée par toutes ces chansons qui lui donnaient le mal du pavs.

Elle était mélancolique alors, Madeleine, parce qu'alors elle était jeune fille. Maintenant elle est plus gaie, parce qu'elle est jeune et femme, et que de Madeleine elle est devenue madame Lang, c'est-à-dire débitante de bière, rue de Rennes, à deux pas de la brasserie du père Franz.

Je regrette le père Franz : c'est pour cela que j'ai consacré ce souvenir à la mémoire de son cabaret, où j'ai passé de si bonnes heures.

Avril 1862.—Les morts vont plus vite dans la réalité que dans la ballade, à peine a-t-on annoncé une naissance qu'il faut enregistrer un décès : le hasard m'a fait entrer hier dans la Brasserie Lang, où l'on m'a appris le départ de Madeleine pour le pays où fleurissent les rêves éternels.

« Je n'ai fait que passer : elle n'était déjà plus. *

XXXIII

LE CAFÉ MOMUS

Il existait, il y a encore un an, à la place qu'il occupait depuis vingt ans, rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois, en face de la maison presbytérale, à un parpaing de l'imprimerie du Journal des Débats. Aujourd'hui qu'il est fermé et que la maison qu'il occupait comme café, rez-de-chaussée et premier étage, est en possession d'un marchand de couleurs, je ne devrais pas lui consacrer de notice spéciale. Cependant il a joué pendant quelque temps un rôle si joyeux, que je n'ai pu me résoudre à le reléguer dans les cafés défunts, et qu'il m'a paru mériter autre chose qu'une mention de quelques lignes dans mon Introduction.

Le café Momus !'c'était là que se réunissait le cénacle des inventeurs de la bohème—non comme

chose, mais comme nom. A leur tête était Henry Murger, qui a écrit le poëme pittoresque de ces spirituels meurt-de-faim. Puis venaient Champfleury, qui leur a consacré aussi de très-amusantes pages dans ses Confessions de Sylvius; Jean Wallon, un philosophe qu'on appelait tout naturellement le philosophe, et qu'Henry Murger, dans son roman, a appelé Colline; Schann, un musicien peintre, plus connu sous le nom de Schaunard; Privat d'Anglemont; Adrien Lelioux; Antoine Fauchery; Hippolyte Boillot, peintre; Joannis Guigard, étudiant; puis, deux ou trois autres. La vie leur était rude à tous, car ils étaient pauvres,—et la vie est attelée, comme on sait, à deux bien vilains chevaux, le boire et le manger. Et le monde n'est pas charitable à Paris, propriétaires et nourrisseurs ! Hippolyte Boillot avait un atelier où venaient coucher tantôt celui-ci, tantôt celui-là; le plus souvent c'était Antoine Fauchery qui alors, quoique graveur sur bois et illettré, essayait d'écrire en prose—ce qui étonnait beaucoup ses amis; Boillot, quoique peintre, écrivait aussi, mais en vers,— et des vers « fort beaux, » à ce qu'on prétend, sans qu'il soit possible de s'en assurer, puisqu'ils n'ont jamais été publiés.

L'hiver était dur. Il fallait songer à se chauffer quelque part. On ne peut ni rire, ni fumer dans les bibliothèques publiques; d'un autre côté l'atmosphère de la cour d'assises ou de la police correctionnelle est trop chargée de miasmes populaires ; on allait

au café Momus, où la demi-tasse ne coûtait que cinq sous.

Cinq sous! C'était encore un chiffre énorme, une dépense rothschildienne que pouvaient seuls se permettre les clercs de notaire et les bourgeois des environs. Mais les gens besoigneux sont ingénieux, et voici comment les membres du cénacle s'y prenaient pour passer leur journée à l'estaminet et ne consommer qu'une demi-tasse à sept ou huit qu'ils étaient ordinairement.

Joannis Guigard montait le premier, et on lui servait son café avec quatre morceaux de sucre et un petit verre. Il n'y touchait qu'un peu, assez pour être content. Murger entrait, demandant rapidement au comptoir : « Guigard est-il là-haut ? » et il montait plus rapidement encore à l'estaminet du premier étage. Après lui venait Fauchery, qui demandait tout en montant : « Murger est-il là-haut ? » Après lui, Jean Wallon, qui demandait: « Fauchery est-il làhaut? » Et ainsi de suite, jusqu'à ce que le cénacle fût au complet. Alors, avec l'unique demi-tasse servie à Guigard, on faisait un verre d'eau à celui-ci, un grog à celui-là, un canard à cet autre, etc., etc. De cette façon six individus sur sept passaient à l'état de consommateurs — sans payer un sou de consommation.

Peut-être douterez-vous de la véracité de mon récit; je n'invente pourtant rien, et, pour preuve, je vous demande la permission de substituer à ma prose

celle de l'un des acteurs de ce drame-vaudeville qu'on appelle la Misère en habit noir. M. Champfleury raconte mieux que moi, d'ailleurs, et vous avez double avantage à l'écouter :

« La dépense s'élevait régulièrement à un franc (quand elle ne restait pas à vingt-cinq centimes, pardon !), et l'on oubliait généralement le garçon, malgré la pensée, rébus délicat peint sur le tronc de métal d'Alger placé sur le comptoir. Cette dépense était loin de contenter le cafetier; mais comme c'était un homme doux, il n'osait renvoyer des clients aussi artistiques. De plus, il en avait peur, ayant été plus d'une fois victime des drôleries de la société.

« Les bohèmes étaient d'une nature tellement tapageuse, discutante, remuante, que les habitués, vieillards tranquilles, anciens employés, s'en plaignirent violemment. Les bohèmes montèrent au premier, espérant rester solitaires et pouvoir se livrer à leurs discussions. Là se tenait en paix une société de clercs d'avoués et de notaires qui se reposaient le soir de leurs actes du jour; mais quand la nouvelle société advint, ce fut une telle profusion de discussions, de scies, de chants et de farces, que les clercs partirent furieux, jurant de ne plus revenir. Or, les clercs de notaires faisaient de notables dépenses, et le cafetier, très-ennuyé de perdre sa clientèle pour une autre qui représentait un franc par soirée, avait défendu qu'on servit désormais quelque chose aux bohèmes, surtout après la scène de la veille... »

Congé lut donné aux membres du cénacle, qui résolurent de s'en venger, et voici comme :

« En un instant tous se mirent à la besogne. On dressa les tabourets en pyramide au milieu de l'estaminet. On ôta les queues de billard du râtelier et on les arrangea en faisceau. Les tabourets furent recouverts d'une grande toile en serge verte, destinée à nettoyer les billards. Quand l'édifice fut construit, on mit sur le haut une petite lampe destinée à allumer les pipes. Pendant ce temps, deux peintres dessinaient sur les murs, à la craie, des têtes de mort et des ossements en sautoir. Puis on abaissa le gaz. L'estaminet avait un aspect sépulcral... »

Le propriétaire du café Momus se croyait débarrassé d'une clientèle aussi onéreuse :

« Effectivement—continue Champfleury—les bohèmes ne revinrent plus. La société des clers d'avoués reprit possession de l'estaminet. Momus était tout joyeux, lorsqu'un jour il frémit dans son comptoir, en apercevant dix de ses anciens habitués qui montaient à l'estaminet, comme si rien ne s'était passé. Le philosophe apparut tout d'un coup avec six nourrices.

« —Permettez que je vous présente six de mes amies, dit-il au cafetier qui était monté très-inquiet.

« —Six nourrices ! s'écria-t-il stupéfait. « —Mesdames, donnez-vous la peine de vous asseoir, dit le philosophe.

« Quelques minutes après, Sylvius arriva, suivi de six croque-morts :

«—Permettez, Momus, que je vous présente six de mes amis.

«—Six croque-morts ! mais vous voulez donc compromettre mon établissement? dit Momus.

«—Messieurs les employés des pompes funèbres, donnez-vous la peine de vous asseoir. Mesdames les nourrices, faites place, nous sommes vingt-quatre, qu'on s'arrange un peu. Alternativement une nourrice et un employé des pompes. Momus présidera. C'est pour lui que j'ai organisé cette fête. Que désirezvous, mes amis? dit aux croque-morts Sylvius.

«—Du vin, répondirent-ils d'une seule voix.

«—Et vous, mesdames les nourrices? demanda le philosophe.

«—Du vin.

«—C'est bien. Momus, j'ai cru vous être agréable en amenant ces aimables convives. Nous avons eu des torts envers vous, mais je veux les réparer. Vous prendrez bien quelque chose avec nous ?

« Le cafetier, atterré, ne répondit rien.

«—Momus, je vous ai amené une antithèse vivante. Mesdames les nourrices, c'est la vie, messieurs les employés des pompes, c'est la mort. Les unes assistent au début de l'homme, les autres à la fin. Combien parmi ces dames ont bercé de génies, que ces messieurs ont bercé aussi, mais en les portant en terre. Nos douze nouveaux amis, mâles et femel-

les, ne voient l'homme que nu, nu au commencement, nu à la fin. Au début, l'homme est nu, mais à l'air; à la lin, l'homme est encore nu, mais dans une boîte.

«—Du vin! crièrent les croque-morts.

«—Du vin! répétèrent les nourrices.

«—Messieurs les croque-morts... continua l'impassible philosophe.

«—Nous ne voulons pas qu'on nous appelle croque-morts.

«—Je comprends vos justes réclamations. Messieurs les employés des pompes, mesdames les nourrices vous déplairaient-elles ?

«—Hé ! hé ! hé ! firent-ils avec des yeux brillants et en riant d'un ton sec et métallique.

«—Mesdames les nourrices, auriez-vous un faible pour ces messieurs ?

«—Oh ! oh ! firent-elles avec répugnance.

«—Pourquoi cette répugnance ? Ces messieurs sont dans un état sanitaire parfait. La Mort, cette vieille gueuse, les respecte. Du temps du choléra, on remarqua que les croque... pardon, les employés des pompes funèbres se portaient comme des chênes.

«—Du vin. Nous voulons boire. Nous nous embêtons, dirent les croque-morts.

«—Du vin aussi ! hurlèrent les nourrices.

«—Messieurs mes amis, vous demandez du vin. Vous en avez le droit ; mais je ne vous laisserai pas goûter au présent de Noé. Le vin abrutit, rend fé-

roce. Nous aurons à travailler tout à l'heure. Il faut conserver toutes nos facultés. Je propose deux boissons en l'honneur de vos professions : de la BIÈRE et du LAIT.

« Les croque-morts et les nourrices rugirent.

«—Nous ne vous forcerons pas, messieurs et mesdames, à vous abreuver de vos produits. Les croquemorts boiront du lait, les nourrices de la bière.

«—Non, répondirent énergiquement hommes et femmes. Du vin !

«—Momus, servez vingt-quatre bouteilles de bière, douze de lait, dit Sylvius.

«— Il n'y a pas de lait ici, messieurs.

«—On ira chez la laitière du coin. Mais, Momus, avant de descendre, donnez-nous à tous le baiser de paix.

« Le cafetier retomba sur sa chaise.

«—Vous êtes des lâches, dirent les croque-morts. Vous nous avez promis du vin.

«—Sacrés brigands,mugirent les nourrices,du vin !

«—Ceux qui ne seront pas contents de la bière et du lait, dit froidement Sylvius, mêleront. Avant la récompense, le travail ; messieurs les croque-morts, vous n'êtes pas appelés ici pour ne rien faire. Il s'agit d'enterrer le café.

« Le cafetier eut plusieurs sueurs froides.

«—Mesdames les nourrices serviront de récompense aux croque-morts. Chacun d'eux pourra emporter celle qui lui plaira le plus.

« Eu ce moment, le garçon apparut avec les rafraîchissements.

«—Garçon, le lait est-il chaud?

«—Oui, monsieur.

«—La bière est-elle chaude ?

« Le garçon crut rêver.

«—Faites chauffer le tout dans un même vase.

« Les croque-morts et les nourrices se levèrent comme un seul homme et se ruèrent, en hurlant, sur Sylvius. Ses amis cherchèrent à le défendre. Ce fut une mêlée effroyable. Le cafetier disparut; ses cheveux commençaient à blanchir. Nourrices, bohèmes, croque-morts s'entrelaçaient, roulaient, criaient et se gourmaient. La Kermesse de Rubens, qui est d'un désordre joyeux, pourrait seule donner une idée de ce désordre terrible.

« La garde arriva , on arrêta Schann , Sylvius et le philosophe. — Ils passèrent la nuit au poste. Mais le lendemain Momus vendit son estaminet. »

Voici le récit de M. Champfleury ; comme on voit, il ne pèche pas par la mélancolie.

XXXIV

LE CAFÉ CARDINAL

Il n'a pas l'âge respectable du café de Foy ou du café Procope, mais il en a la notoriété. Quand on écrit à Alexandre Dumas ou à Nadar, on se contente de mettre sur l'enveloppe : « Monsieur Nadar (ou Monsieur Dumas), à Paris; » — et la lettre arrive droit au boulevard des Capucines, ou demeure Nadar en toute saison (ou à la Varenne-Saint-Maur, où demeure Dumas durant l'été). Quand on descend du chemin de fer du Havre, ou de celui d'Orléans, ou de celui de Lyon, ou de celui de Strasbourg, ou de celui du Nord , on demande au premier commissionnaire venu : « Le café Cardinal, s'il vous plaît? » Le commissionnaire répond avec assurance : « Boulevard des Italiens, au coin de la rue Richelieu. » Si le commissionnaire avait quelque teinture d'his-

toire anecdotique, il pourrait ajouter : « A l'endroit même où demeurait le poëte Regnard, né en 1647, mort en 1709. » Mais pourquoi un commissionnaire en saurait-il plus qu'un gendelettres ?

Il a une physionomie spéciale, ce café Cardinal, et alors même qu'il n'aurait pas son nom inscrit sur sa devanture, ni le buste en plâtre de son patron Armand-Jean Duplessis de Ricbelieu, il serait trèsl'acile de le reconnaître. Il a un garçon italien, des journaux italiens, des habitués italiens. Le garçon s'appelle Charles Morra. Ses habitués sont ou ont été : M. della Torre, poëte, mari de madame Ferraris ; M. Caimi, écrivain politique ; M. Joseph Montanelli, le héros de Curtatone; M. Lizabe-Ruffoni, secrétaire particulier du prince Murat ; M. BalestaGalli, le ténor; M. Félix Romani, poëte génois; M. Piermarini, musicien ; M. C. A. Biaggi, professeur de musique ; M. Aldino Aldini, écrivain politique ; M. Carini, ancien colonel, devenu major-général du général Garibaldi ; M. Calzado, directeur du Théâtre des Italiens ; M. Corsi, baryton au même théâtre ; M. Accurti, M. Provini, et quelques autres en i. Quant aux habitués non italiens, ils sont un peu plus rares ; parmi eux, je cite, de souvenir, M. David, le chef de claque du théâtre dont M. Calzado est directeur.

On y joue aux dominos et aux échecs comme dans tout autre café, mais à en croire un article de journal que j'ai en ce moment sous les yeux et auquel je

vais emprunter quelques détails, tout cela n'est pas un but, c'est un prétexte.

Vous passez vers midi ou une heure sur le trottoir qui longe le café Cardinal, vous vous rendez à la Bourse—ou ailleurs; vous faites vos visites ou vos affaires; repassez à cinq heures, vous trouverez le même monde que vous aviez remarqué trois ou quatre heures auparavant, les mêmes types, les mêmes individus : ils sont là, assis devant une demi-tasse qui a marqué tous les degrés du thermomètre, devant une chope qui s'ennuie à périr, devant une limonade stagnante, ou devant un petit verre qui n'en peut mais. Que fait-il, tout ce monde ? Il jouit de ses vacances, il prend ses aises,—quelquefois ses invalides,—il cause, il se plaint, il médit, souvent il est d'une bienveillance outrée, il prodigue les éloges comme un journaliste assermenté, il renchérit sur le lyrisme des enthousiastes à gages, il ne trouve pas de mots à la hauteur du talent, du mérite, ou du succès dont il parle. C'est qu'il parle alors de son talent à lui,—ou du mérite de sa femme,—ou du succès de sa fille. « Charité bien ordonnée... » et l'artiste est homme d'ordre—dans cette espèee de charité.

C'est là qu'on dispute sur la valeur des autres, c'est là qu'on saupoudre la conversation de ces si, de ces mais, de ces seulement qui tuent un homme, qui volatilisent une renommée, qui enterrent un triomphe ; un sténographe ferait six feuilletons par jour s'il reproduisait les petites causeries de ce Jury-Babel.

La veille, c'est l'ovation avec sa salle pleine, sa scène jonchée de fleurs, ses applaudissements à tout rompre, ses bis et ses rappels. Le lendemain, — gare!— le lendemain, c'est le café Cardinal !

C'est donc un enfer que ce café? Eh! mon Dieu, non : vous le flattez trop. Bien souvent ce n'est qu'un purgatoire; et un triste purgatoire. L'artiste arrivé de la veille y court, attiré par une force mystérieuse. Vous le voyez rôder là comme une âme en peine ; il gémit, il souffre, il attend; c'est sa poste restante, à laquelle il demande sans cesse :

—Y a-t-il des lettres pour moi ?

—Pas encore, lui répond-on, j'en attends : attendez à votre tour.

« Lui répond-on? » Qui on ? Eh ! parbleu ! on, c'est le correspondant de théâtre dont les bureaux sont la Bourse et dont le café Cardinal est la coulisse.

Le café Cardinal a des salles bien fréquentées dont le public est parfaitement composé. Ce public ne coudoie même pas les quelques individualités suspectes auxquelles on ne peut fermer la porte, et qui ont le talent et la précaution de se tenir dans un endroit écarté, pour y jeter à l'aise leur filet dans le petit groupe des artistes dont ils savent habilement s'entourer. Pourquoi, alors, demandera-t-on, les artistes entourent-ils ces hommes-là ? Eh ! mon Dieu ! ce ne sont pas eux qui les entourent, ce sont ces hommeslà qui se faufilent au milieu d'eux. D'ailleurs, l'artiste qui ne ferait pas sieste devant le café Cardinal,

qui ne s'y montrerait pas au moins une fois par jour, qui refuserait de serrer la main d'un de ces courtiers marrons des coulisses, se croirait oublié, perdu, mort,—ou du moins croirait nuire à ses intérêts. Explique qui peut cet étrange préjugé.

XXXV

LE CABARET DE NICOLAS

Au coin de la rue de Seine et du passage des Beaux-Arts, à une distance de boutique de la fameuse librairie Pagnerre,—d'où serait sortie la Révolution de février, s'il fallait en croire certains historiens,— il est un humble cabaret que rien n'indique particulièrement aux passants, à part ses rideaux quadrillés de rose et de blanc. Quand on entre par la rue de Seine, on a le comptoir a sa gauche, et, en face de soi, un petit escalier en colimaçon qui aboutit à un entre-sol où se trouve « un billard de campagne. » Le tout est tenu par un petit homme brun,—pommelé probablement à cette heure,—d'une figure rougeaude qui parait assez avenante, et coiffé d'une casquette de drap comme on n'en porte plus beaucoup.

C'est le cabaret de M. Nicolas.

Peut-être ne savez-vous pas ce que c'est que M. Nicolas, ô vous, jeunes hommes qui me lisez d'un oeil distrait! Vous croyez peut-être que M. Nicolas, c'est M. Nicolas : vous vous trompez. Je vais vous aider à déchiffrer cette énigme, en vous rappelant ici une chanson :

Chez Nicolas, moi je me plais,

Malgré son air sévère, Après boire au nez des valets

Si l'on jette son verre, Si l'on s'escrime avec les plats,

Il gronde et veut qu'on parte :

Ne vous emportez pas, Nicolas;

Mettez ça sur la carte.

Ce mot apaise en un moment

Notre hôte qui s'effraye; Sous ce bon prince on a vraiment

Les libertés qu'on paye. Attable-t-on certains appas,

Il gronde et veut qu'on parte;

Ne vous emportez pas, Nicolas ;

Mettez ça sur la carte.

Priant de ne pas l'oublier,

Quand la gentille Rose Voit chacun dans son tablier

Lui glisser quelque chose,

Il gronde et veut qu'on parte ; Ne vous emportez pas

Nicolas ; Mettez-ça sur la carte.

Le Pouvoir est de ses amis :

Dans un coin de la salle Il a vingt fois mis et remis

Certain buste un peu sale. Quand le plâtre vole en éclats,

Il gronde et veut qu'on parte ;

Ne vous emportez pas, Nicolas ;

Mettez ça sur la carte.

Nicolas, digne petit-fils

De madame Grégoire, Ton vin m'inspira quand je fis

Ces couplets à ta gloire. Ton vin est bon, mes vers sont plats ; Mais il faut que je parte : Je te les offre, hélas! Nicolas, Pour acquitter la carie.

Maintenant, vous savez de quel Nicolas j'ai voulu parler,—le Nicolas d'Hégésippe Moreau, de Berthault et de quelques autres.

Oui, c'est là qu'il venait,—lui surtout, le doux chantre de la Voulzie,—quand il travaillait rue Jacob, à l'imprimerie de M. Firmin Didot; là aussi qu'il venait, après avoir jeté le composteur aux orties, préférant le pain dur de la rêverie au pain mollet du travail, la « vache enragée » du poëte à la « fine côtelette » de l'ouvrier. Et de ce, je n'ose ni le blâmer,— ni l'applaudir.

Platon a chassé les poëtes de sa République, et peutêtre a-t-il eu raison. Les poètes sont, en effet, des

êtres d'exception, nuisibles aux autres et à eux-mêmes—par leur influence. Ils passent leur vie à rêver et à raconter leurs rêves à la foule,—qui agit et n'aime pas ceux qui se croisent les bras. La foule a raison—comme Platon. L'homme est né pour l'action et non pour la rêverie. L'homme a des devoirs envers lui-même et envers les autres. Il n'a pas le droit de s'isoler dans la vie, de bouder la société—comme un enfant gâté boude sa nourrice. Le bonheur social est fait, précisément, de cette réciprocité de services, de cet échange de devoirs. Faisons à autrui ce que nous voudrions qu'autrui nous fît,—au risque même de ne rien recevoir en échange de ce que nous donnons. Ce qui nous est refusé par l'un nous sera rendu par l'autre; il y a en ce monde plus de compensations qu'on ne le croit communément. Seulement, pour arriver à ce bonheur social, il ne faut pas, je le répète, bouder la société, se retirer sous la tente, s'abstenir. Le monde ne manque pas de ces Achilleslà, qu'on ne va pas toujours prier de rentrer dans la mêlée humaine et qui restent ainsi dans leur isolement avec leur tristesse,—qui est tout simplement un remords.

Il faut dire ces dures vérités-là aux jeunes imaginations trop éprises de l'idéal, qui oublient que les oiseaux seuls ont des ailes, et que lorsque l'homme veut piquer une tête dans l'infini et dans les rêves, un coup de corde le ramène bien vite sur le pavé de la réalité—où il peut se casser quelque chose

en retombant. L'indolence et la rêverie sont assurément des oreillers fort doux, mais pour les trouver tels, il faut avoir la tête bien faite. La rêverie, d'ailleurs, est un peu comme l'amour : il faut être riche pour la pratiquer. Il faut être riche pour avoir à peu près le droit de rêver. La foule ne soupçonne guère le travail du cerveau derrière cette immobilité des bras ; les Hercule de la matière méprisent celte paresse apparente des Atlas de la pensée. Essayez donc de prouver que vous portez un monde à des gens qui voient que vous ne portez rien! Non-seulement ils ne vous comprendront pas, mais ils hausseront les épaules, et s'ils ne vous traitent pas de fou, c'est qu'ils y mettront de la bienveillance. Au fond, vous méritez une autre épithète à leurs yeux, et, parfois même, comme ils sont cruels, ils vous la donnent sans marchander : vous savez laquelle.

Mais quelle pente mauvaise mon esprit suit-il la!. Hégésippe Moreau est mort, Berthault est mort, d'autres aussi, poètes aussi, sont morts. Je n'ai pas le courage du blâme en face de ces tombes creusées d'hier : j'aime mieux absoudre aveuglément que condamner injustement. Je ne veux pas savoir si, mieux dirigé par les autres et par lui-même, Hégésippe Moreau, par exemple, n'eût pas été un grand poëte acclamé par tout le monde. Il me suffit qu'il ait été un poëte véritable, dans toute l'acception du mot, pour que je m'incline devant son nom et que je respecte sa mémoire pour la présenter à l'admiration

de tous. Les poètes sont rares de tout temps,—et surtout du nôtre : à ce titre, nous devons nos sympathies à l'homme qui nous a remués et attendris, comme l'a fait Moreau. Son oeuvre vivra. Le siècle a

Ouvert sa tombe avant d'ouvrir son livre,

mais il a fini par ouvrir son livre, et Hégésippe Moreau est maintenant une de nos gloires consacrées.

C'est pour cela que j'ai donné ce souvenir à l'honnête M. Nicolas,—l'hôte bienveillant du poëte en détresse. Je ne pourrais pas en dire autant de tous les cabaretiers.

XXXVI

LE CAFÉ LEBLOND

Les Parisiens ont beau être des Athéniens—par le luxe et la corruption,—ils n'entendent pas encore la vie. La plupart des habitants de cette bonne vieille Lutèce ont encore la déplorable habitude de se coucher comme les poules,—et le préjugé, plus déplorable encore, de s'imaginer que la nuit a été faite pour le sommeil et le jour pour le travail.

Que le jour appartienne au travail,—je ne m'y oppose pas. Mais que la nuit appartienne au repos, —voilà ce qui me scandalise. Les gens qui avancent cette hérésie n'ont jamais été à Londres ; ils ne savent pas ce qu'il y a de féerique—dirait M. Prudhomme — dans l'aspect que présente cette ville durant la nuit. Le gaz proteste énergiquement contre

le soleil, et l'homme n'oserait pas protester contre le sommeil?.... Oh!

La vie nocturne est charmante à Londres. Elle pourra le devenir à Paris, lorsque l'administration aura consenti à augmenter le nombre des établissements autorisés à dépasser minuit, à ne fermer qu'à une heure ou à une heure et demie.

Le café Leblond est de ceux-là. Il a une entrée sur le boulevard des Italiens jusqu'à minuit, et une sortie sur le passage de l'Opéra jusqu'à deux heures du matin.

Quand vous entrez dans la salle du bas,—complètement veuve de billards,—vous cherchez une place, et vous ne la trouvez pas. L'espace est restreint, les tables l'obstruent,—et les consommateurs obstruent les tables. Consommateurs des deux sexes, hommes et femmes, pas d'Auvergnats,—tout au plus quelques Auvergnates très-élégantes, fleurs du mal qui se respirent entre elles.

Tout cela parle haut, tout cela boit, tout cela fume, tout cela rit.

Les hommes boivent pour se griser, fument pour user les cigares des garçons et causent pour dire des bêtises. Quant aux femmes, elles fument aussi pour faire des effets de mains blanches et de bagues en cornaline; elles boivent aussi, pour ne pas laisser tout boire aux hommes; et si elles rient bruyamment, à gorge déployée, c'est pour avoir l'occasion de se renverser en arrière, d'avoir l'air de se pâmer,—un

prospectus !—et pour montrer l'adresse de William Rogers imprimée en hippopotame le long de leurs gencives....

Je ne parle pas du maître et de la maîtresse de la maison. Je ne les connais pas,—ils ouvrent peu la bouche. Ils sont déguisés en sphinx. La femme tient le comptoir et aligne des chiffres ; le mari tient sa serviette le long de son habit noir et surveille ses garçons d'un air qui prouve l'importance qu'il attache à ses fonctions de maître de café,—un sacerdoce!.... Il a raison, au fait, cet homme. Et Denis Diderot aussi : « Ne fît-on que des épingles, il faut être enthousiaste de son métier pour y exceller. » M. Leblond (est-ce bien son nom?) excelle clans sa partie.

Quant aux cravates blanches et aux vestes rondes qui font l'office de garçons, je dois avouer que je n'ai pas surpris chez elles la plus petite flammèche d'enthousiasme. Elles ont l'air fatigué des gens ennuyés et l'air ennuyé des gens fatigués. Cela manque d'attrait, en effet, une existence comme celle que mènent ces vestes rondes et ces cravates blanches,—et qui consiste à verser toute la journée, toute la soirée et une partie de la nuit, des demi-tasses, des glorias, des verres d'eau, des canettes, des sodas, des petits verres, et à recevoir comme gratification quelques centimes ou quelques injures, — selon le degré de politesse et d'ébriété des consommateurs.

Mais cet air ennuyé cache une profonde ambition. Ce sont des garçons qui songent à se marier avec la

fortune. Dans leurs rêves agités ils entrevoient un établissement superbe, sur le boulevard ou ailleurs, avec des glaces, des dorures, des divans, des lampadaires,—et une dame de comptoir d'une beauté impossible et d'une vertu accommodante. Esclaves, ils veulent devenir tyrans. La veste ronde est leur tunique de Nessus; ils brûlent de l'arracher de leurs épaules, ou de lui coudre des basques afin de la faire ressembler à un habit noir. L*habit noir est un bâton de maréchal.

Ne parlez jamais amour, jamais poésie, jamais beaux-arts, à ces honnêtes vestes rondes-là,—même lorsqu'elles sont devenues habits noirs. Elles ne comprennent rien en dehors de leurs petits rêves d'ambition. Tout ce qui n'est pas comptoir d'acajou, glaces, dorures, divans, lampadaires et femme de comptoir, est lettre close pour elles.

« 0 Dieu paternel ! — s'écrie quelque part le vieil Arouet,—l'âme immortelle est logée entre la vessie et l'intestin rectum!... » Pas toujours, pas toujours, vieil Arouet. L'âme du licencié Pedro Gardas était logée parmi les ducats que contenait sa bourse de cuir : l'âme des garçons de café aussi.

Les habitués sont de trois catégories. Il y a là des artistes, des gens de lettres, des musiciens. C'est la première catégorie,—ce sont des morceaux de filet et des habitués de choix. Les garçons ne les ont pas en grande estime : ils payent mal!...

La seconde catégorie se compose d'honnêtes gens

qui n'ont pas le sou, et qui, ne sachant pas trop où ils vont cliner, savent encore moins où ils coucheront. Ils s'accoudent à une table devant un verre vide et font un tas d'agaceries aux canettes des tables voisines, qui répondent assez volontiers à ces invitations à la walse, et qui, en se dérangeant pour aller jusqu'à eux, oublient parfois de retourner sur la table d'où elles sont parties. Il faut semer dans cette vie beaucoup de petits verres pour récolter quelques amis.

Il est inutile d'ajouter que les garçons ont ces habitués-là en profond mépris : ils ne payent pas du tout!...

Quant aux habitués de la troisième catégorie, ma plume—qui cependant n'est pas bégueule!—-regimbe et se refuse à les définir.

Ce sont des gens que les garçons ont en profond respect, mais auxquels on a parfaitement le droit de ne pas donner la main. Gavarni les a déjà définis et classés. Ils font partie de ce monde interlope dont les moeurs sont aussi mystérieuses que celles du jacapa ou du jacamar,—des oiseaux polygames des forêts du Nouveau Monde, remarquables par la beauté de leur plumage.

Ce sont, en effet, des gens très-bien mis, assez solides d'épaules, assez crânes d'allures, assez violents de langage. Ils ont des favoris très-heureusement teints, et tout ce qu'ils ont de cheveux est trèshabilement disposé sur les faces et sur la nuque,

ornée, bien entendu, de cette aimable petite rigole découverte par Charles Bataille. Ils ont, en outre, beaucoup de chaînes d'or, encore plus de bagues, et, pour un peu, ils porteraient des boucles d'oreilles. Je ne sais pas si tout cet or-là est contrôlé,—mais ceux qui le portent devraient bien l'être avant d'entrer.;. '

Blaise Pascal avait raison : « Vérité en deçà des Alpes, erreur au delà. » Les gens dont j'entends vous parler ici pourraient s'appeler en Ecosse MacAdam, Mac-Carty, Mac-Conor, et ils ne s'en fâcheraient pas. Ici, au contraire, à Paris, si vous essayiez de joindre cette particule nobiliaire à leurs noms, ils joueraient du poing et de la canne,—quittes à jouer des jambes à l'arrivée de la police. Est-ce que je n'ai pas failli être assommé, un soir, parce que je trouvais que l'un d'eux, porteur d'une tête énorme, ressemblait à un macrocéphale?... Il y a des gens bien susceptibles.

Je me hâte d'ajouter, d'abord que ces habitués-là sont peu nombreux au café Leblond; ensuite que, s'ils y viennent, c'est en vertu du droit qu'ont tous les passants d'entrer dans un établissement public quand la porte en est ouverte.

Or le café Leblond est ouvert jusqu'à deux heures du matin. Il est naturel que la société y soit un peu mêlée et qu'après le clan des hommes il y ait le clan des femmes.

« Toujours les femmes! On ne saurait faire un pas sans les rencontrer à travers son chemin! » J'emprunte encore cette exclamation à ce génie millionnaire qui s'appelle Denis Diderot.

Oui, toujours les femmes, ô mon vénéré maître ! Il en faut bien, hélas ! il en faut bien ! Elles se mêlent à tout dans la vie. Elles touchent à tout. Elles sont dans tout. Elles sont d'éternels sujets de causerie et de dispute. Quand deux montagnes se battent, c'est à cause d'elles. Quand deux amis se fâchent, c'est encore à cause d'elles. Quand deux hommes s'égorgent, c'est toujours à cause d'elles. Quand une révolution a lieu quelque part dans le monde, ce sont elles qui l'ont occasionnée. Il y a eu trois ou quatre cents guerres de Troie depuis la première, et il y en aura encore quelques milliers d'autres. Toutes les femmes sont des Hélènes et tous les hommes sont des Grecs,—sans jeu de mots. Le beau Paris est une invention du vieil Homère. Hélène se serait fait enlever par Ménélas lui-même, plutôt que de ne pas se faire enlever du tout et de ne pas mettre le feu à l'Hellade.

Il y a donc des femmes au café Leblond. Mais quelles femmes? Ah! voilà! C'est assez difficile à dire, —surtout pour une plume sincère comme la mienne.

D'abord, elles ont des toilettes charmantes. Ce sont des poupées bien habillées,—et bien peintes aussi. Il paraît que notre génération de fils de famille aime cette famille de filles peintes, qui est aussi nom-

breuse et aussi éternelle que celle d'Agamemnon. Les anciens Romains, aux jours solennels, peignaient leurs dieux avec le suc violet des fruits de l'hièble : Les Parisiens d'aujourd'hui peignent ou laissent peindre leurs déesses avec la sécrétion de la cochenille mestèque,—mêlée à beaucoup de céruse.

Quelques-unes sont jolies ainsi, — d'autres sont laides. Mais elles comptent beaucoup sur le gaz, qui émérillonne leurs regards et fait étinceler leurs dents en hippopotame... Elles comptent aussi sur les nuages qui doivent obscurcir, à cette heure de la nuit, les cervelles des consommateurs, autour desquels elles rôdent comme le lion de l'Ecriture,—sans cependant bouger de place.

Ce sont des citoyennes du pays du Tendre,—ce pays où nous sommes tous bien forcés de faire de temps en temps quelques excursions. Je l'aime encore mieux, pour ma part,—malgré ses fondrières, ses casse-cou et ses abîmes,—que l'ubi foenus, le pays où l'on agiote. Le ramage des lilies est cent fois préférable à l'argot des boursiers.

Mais je n'ai ni la permission ni l'envie d'insister sur l'état civil de cet escadron volant d'aimables aventurières qui—bien qu'elles ne soient pas très-pieuses et qu'elles ne croient qu'au dieu des jardins—font toutes, le soir, avant de se coucher, la prière de Ninon de Lenclos, leur grand'mère : « Mon Dieu, faites-moi la grâce de porter mes rides au talon ! » Prière qui, par parenthèse, n'est pas assez exaucée pour la plu-

part d'entre elles, sur lesquelles le temps met chaque jour brutalement sa patte d'oie.

Pourquoi serions-nous sévères envers ces enfants perdus de la vie qui ne demandent que deux choses à Dieu—et aux hommes : Victum et vestitum?... N'oublions pas que, si elles sont bien habillées, elles ne sont pas toujours bien nourries. La marchande à la toilette est de meilleure composition que le restaurateur. Il est vrai qu'elle y trouve son intérêt, et que l'autre n'y trouverait pas son compte.

Filles d'Ève, je ne vous jetterai jamais au nez les pepins des pommes que nous avons croquées ensemble !

Malgré ces filles et malgré les Écossais de tout à l'heure, le café Leblond a l'honneur d'être fréquenté par un certain nombre de gens de lettres, parmi lesquels je citerai Félix Mornand, Roger de Beauvoir, et, de leur vivant, Guichardet et Privat d'Anglemont.

XXXVII

LE CAFÉ RACINE

Il est situé au coin de la rue Monsieur-le-Prince et de la rue Racine,—d'où son nom. Par sa situation en plein quartier Latin et par sa proximité du théâtre de l'Odéon, il a une double population, littéraire et étudiante.

Il n'a ni les dorures insolentes des cafés du boulevard, ni leurs glaces de vingt pieds de haut, ni leurs aristocratiques garçons; il remplace tout cela par une dame de comptoir vive et animée, par une bière pleine d'excellentes intentions et par un crédit digne des temps évanouis. Oui ! c'est là, et non ailleurs, que fleurit et s'épanouit cette plante rare qu'on appelle l'oeil. Gloire à Dieu et longs jours à M. Cauchois, — pas Lemaire, le père !

Aussi la jeunesse du pays Latin — genus unde lati-

num, dirait Jules Janin—a-t-elle pour le père Cauchois une de ces vénérations dont on croyait la graine perdue. Elle lui en donna, il y a quelques années, une preuve — en argent guilloché et niellé. Le père Cauchois avait égaré, d'une façon définitive, une tabatière de la plus haute antiquité. Elle remontait, je crois, au temps de Sésostris, ou des Pharaons — de Ferdinand Dugué. Il y tenait beaucoup, et, pendant longtemps, il était resté mélancolisé par cette irréparable perte. Ce fut alors que, pour chasser cette mélancolie et rendre le calme et le sourire à cette physionomie paternelle, les habitués du café Racine résolurent de remplacer l'absente, — à leurs frais : c'était très-beau, n'est-ce pas, pour des gens qui n'ont pas beaucoup de frais à leur disposition?

Une souscription fut donc organisée, et, quelque temps après, à l'heure de l'absinthe, au moment où il y pensait le moins, M. Cauchois recevait ès mains une tabatière en argent sur laquelle était gravée une inscription commémorative. Je ne vous conterai pas la joie de ce brave homme. Je vous raconterai encore moins les consommations de cette soirée-là : ce fut épique! On but, on chanta, on tosta; on rebut, on rechanta, on retosta; puis on rerebut, rerechanta, reretosta,—jusqu'à extinction de voix, de chaleur— et du gaz de l'établissement.

—« Messieurs, s'écria le père Cauchois d'une voix brisée par l'émotion, messieurs..., mes amis..., mes jeunes amis..., je suis confus..., je suis heureux..., je

suis... Ah ! mes amis..., cette tabatière est le plus beau jour de ma vie !... »

La reconnaissance n'est donc pas un vain mot?

C'est chez le père Cauchois que M. Pagès (du Tarn), nouveau Racine, a lu pour la première fois sa Nouvelle Phèdre, aux applaudissements frénétiques d'un public idolâtre,—mais gouailleur. Le père Cauchois croit en M. Pagès (du Tarn), et il s'étonne chaque jour de ne pas voir son nom et celui de sa tragédie sur les affiches de POdéon,—« qui devrait encourager le talent, » dit-il.

Le père Cauchois devrait savoir, pourtant, que l'Odéon encourage volontiers le talent, puisque quelques-uns de ses habitués, MM. Amédée Roland, Jean Duboys, et Charles Bataille, ont vu leurs oeuvres accueillies avec empressement par M. de La Roûnat. N'est-ce pas au café Racine qu'on a fêté le succès du Marchand malgré lui, de l'Usurier de village, du Parvenu, des Vacances du docteur?

Le café Racine est un aimable café.

XXXVIII

L'ILE DE CALYPSO

Paris, qui a de tout, ne pouvait pas ne pas avoir ses mangeurs d'opium : il les a.

Ce sont des gens nés des entrailles de mères chrétiennes,—et cependant plus fatalistes que le dernier ânier du chemin de Médine. Je ne sais pas s'ils aiment la patrie,—cette noble folie des grands coeurs. Je ne sais pas s'ils aiment l'amour,—cette douce folie des grandes âmes. Je ne sais pas, enfin , s'ils aiment les fleurs,—ces amies; les livres,—ces consolateurs ;—-les enfants,—cette joie des yeux ; la musique,—cette joie de l'oreille ; mais ce que je sais, c'est qu'ils aiment l' absinthe,—ces mangeurs d'opium parisiens !

Qui a inventé cela? je l'ignore : mais, maudit soit-il ! L'homme, n'est-ce pas, n'allait déjà pas as-

sez vite, par une pente fatale, à l'abrutissement et à la bêtise : il fallait le conduire là à grandes guides et à grands verres ? Il y va, —il y est.

Je ne suis certes pas taillé en moraliste : ce rôle n'est ni dans mes goûts ni dans mes habitudes; mais si j'ai la passion des belles choses, j'ai la haine des choses laides,—ou plutôt j'en ai la tristesse, car la haine est une passion malsaine... Malgré moi, je me sens remué par je ne sais quelle honnête colère au spectacle de ces intelligences qui—par dégoût de la vie ou par dégoût du devoir—font chaque jour naufrage dans une ivresse sans gaieté et sans excuse. Quelques-uns, les bons nageurs, les robustes lutteurs, se sauvent à temps et regagnent le bord,—un peu avariés, un peu meurtris, un peu écloppés ; mais le reste est destiné à se noyer. Allez les réclamer à la Morgue !...

Autrefois, en 1821, l'absinthe était bue seulement par les laquais. Aujourd'hui tout le monde en boit, artistes et poètes, lorettes et boursiers,—et même les Auvergnats. Il y en a partout—des spécialités, comme ils s'appellent. Traversez, un jour d'été,vers cinq heures, sur l'impériale de l'omnibus, la ligne des boulevards, de la Madeleine à la Bastille, et vous verrez tout Paris, assis à la porte des cafés, prenant son absinthe. Allez dans les faubourgs, chez les liquoristes, au quartier Latin, à l'École-Militaire, vous y verrez des ouvriers, des étudiants, des soldats, des employés, des oisifs, des chiffonniers, des gens de

bonne et de mauvaise mine, de bonne et de mauvaise vie, occupés « à faire leur absinthe. »

Je connais un de ces endroits, entre autres, dans le quartier Saint-Jacques. Ils sont là une vingtaine qui viennent chaque soir, de quatre à six heures, de n'importe quel coin de Paris, par n'importe quel temps, se ranger autour d'un comptoir d'étain, ou s'asseoir, les uns sur un banc de bois, les autres suides futailles vides, et consommer jusqu'à épuisement de forces et de quinze centimes, cette affreuse boisson qu'on appelle absinthe, faute d'un autre nom, et qu'on devrait boire dans des têtes de morts comme l'hydromel des Scandinaves.

Ils forment là—dans cet endroit que je ne veux pas désigner—ce qu'ils appellent eux-mêmes le Club des Absintheurs. Ce club est composé de vingt membres inamovibles : la mort seule se charge d'en renouveler le personnel. Tous ont juré solennellement,—la main étendue sur cette emulsion verdâtre qui leur sert de clef pour entrer dans l'armoire des souvenirs ou dans la boîte fantastique des rêves,—tous ont juré de ne jamais boire autre chose, de ne se griser jamais avec autre chose, de n'aimer jamais autre chose. Et, chose étrange !—étrange comme la probité des voleurs entre eux,—c'est le seul serment qu'ils ne violent pas !...

Ils se connaissent tous, une fois réunis là, dans cette agape invraisemblable. Tous s'y tutoient, ou à peu près ; tous, à un moment donné, vite arrivé,

tous s'embrassent ou se serrent les mains avec tendresse comme de vieux amis de trente ans. C'est un moment intéressant à observer pour les curieux à la façon d'Hoffmann ou de Balzac. Je pourrais presque dire un moment solennel, car, à ce moment-là, tous ces buveurs étranges—comme autant de bouteilles mal bouchées—laissent partir de leurs cervelles, en fusées insensées, la provision de sang-froid, de logique et de raison qu'ils y avaient amassée à grand'- peine pour leur consommation de la journée. C'est l'heure des apocalypses et des châteaux en Espagne. Si vous savez déchiffrer les grimoires et comprendre les incohérences, approchez-vous, regardez et écoutez ! Jetez la sonde dans cet océan de vanités exaltées, de douleurs surexcitées,—dans cette cuve sans nom. en subite fermentation, où se convulsent des intelligences de tous les calibres ; jetez la sonde et le regard, mais ramenez-les vite, — de peur qu'elle ne se brise sur les graviers, de peur qu'il ne s'obscurcisse sous les vapeurs... Bacon appelle l'âme une caverne : il n'est donc pas bon de s'aventurer trop longtemps dans les profondeurs opaques et hallucinantes de ces cervelles où se déchaînent tout d'un coup—sous l'aiguillon de l'absinthe—toutes les passions rugissantes, tous les remords malsains, tous les desiderata amers, toutes les velléités insensées!...

Car c'est une liqueur terrible et affolante que cette liqueur ! L'ivresse qu'elle donne ne ressemble à aucune des ivresses connues. Ce n'est pas l'ivresse

lourde de la bière, l'ivresse féroce de l'eau-de-vie, l'ivresse joviale du vin... Non! Elle vous fait perdre pied tout de suite, au premier relais,—c'est-tà-dire au premier verre. Elle vous soude aux épaules des ailes à vaste envergure, et vous partez pour un pays sans frontière et sans horizon,—mais aussi sans poésie et sans soleil. Vous croyez aller vers l'infini, comme tous les grands rêveurs, et vous n'allez que vers l'incohérent,—comme tous les grands ruminants. Les rêveurs sont des explorateurs ; ils rapportent toujours quelque trésor de leurs excursions dans le pays de l'idéal Qu'est-ce que vous rapportez de vos voyages dans le Sahara de l'hébétement ? Rien,—ou quelque chose de pis.

Je n'exagère rien, je n'invente rien; je raconte. D'ailleurs, cette Sainte-Alliance de buveurs d'absinthe n'est pas la seule ; ce temple érigé en l'honneur du Bacchus pharmaceutique n'est pas un temple unique. Il y a à Paris, cinq cents boutiques de ce genre, —cinq cents spécialités ; Trousseville, rue Saint-Jacques ; Coville, faubourg Montmartre ; la Mère Moreau, place des Trois-Maries ; la Duriot, quai de l'Ecole ; Girardot, rue de l'Arbre-Sec ; le Crocodile, faubourg du Temple ; et les Caboulots du quartier Latin,—parmi lesquels je choisis l'Ile de Calypso.

Les industriels parisiens ne sont pas des savants : ce sont des malins. Ils ignorent l'histoire ancienne, mais ils connaissent à merveille les appétits modernes. C'est ainsi que, pour mieux faire avaler aux jeu-

nes gens l'affreux poison contre lequel je viens de fulminer un anathème ridicule—parce qu'inutile,— ils ont imaginé de le leur faire servir par de belles jeunes filles égrillardes destinées à les griser d'avance par l'éclat capiteux de leurs regards. L'absinthe, c'est le nepenthès servi à l'imprudent Télémaque par l'irrésistible Hélène !

D'où l'Ile de Calypso, et cent autres endroits semblables.

L'Ile de Calypso n'est pas l'île d'Ogygie ; pour y aborder, il suffit de traverser le Pont-Neuf, et de faire escale à l'entrée de la rue Dauphine, à l'angle de la rue du Pont-de-Lodi. C'est là, dans une boutique grande comme un mouchoir de poche, que la fille de l'Océan et de Thétys trône, dans un comptoir d'argent, entourée de ses nymphes, au nombre de trois ou quatre.

La fille de l'Océan et de Thétys, qui, dans M. de Fénelon, s'appelle Calypso, s'appelle, rue Dauphine, Constance Maréchal,—une célébrité comme Héloïse Florentin, il y a vingt ans, et, aujourd'hui, comme Adèle Courtois, Cornélie Château, Anna Delions, Sarah Blum, Giulia Barucci et Alice la Provençale.

Donc, dans ce petit temple de la rue Dauphine, la jeunesse parisienne s'en vient boire l'oubli sous forme d'absinthe, et adorer, comme autrefois la jeunesse romaine, les aimables déesses qui alors s'appelaient Prema, Lubentia, Pertunda, Volupia, et qui aujourd'hui s'appellent Marin, Juliette, Héloïse ou

Ernestine,—dont le flirtage ou plutôt la flirtation mérite les plus vifs encouragements. Flirter est le devoir de toute jolie fille qui entend Lien son affairé. Flirtez, flirtez, mesdemoiselles ; il vous en restera toujours quelque chose.

C'est égal, malgré tout le plaisir qu'on doit éprouver à boire cette ambroisie verte servie par les blanches mains des blondes Hébés de l'Ile de Calypso, ou de tout autre Olympe terrestre, j'ai renoncé à m'en mouiller les lèvres et à m'en affoler la cervelle, depuis le jour où j'ai appris qu'elle était la liqueur favorite de MM. les laquais,—et surtout de MM. les charbonniers. Poëtes, artistes, rêveurs, stagiaires de la gloire,—amants de la Muse ou de Musette—votre ivresse ne doit pas être l'ivresse des goujats ! L'absinthe n'est pas un noble poison : c'est une tisane de bas étage ; elle ne tue pas : elle abrutit; elle ne rend pas fou : elle rend idiot.

XXXIX

LE CAFÉ RICHE

C'est le café de Paris de 1862. Comme celui de 1822, il est situé en plein boulevard des Italiens, et, comme lui, il reçoit l'élite de la société parisienne, de la bonne,—la société littéraire et artistique.

C'est l'extrémité sociale de la Californie, de Ramponncau et de Desnoyer. Il faut être aussi complétement à son aise ici qu'il faut être complétement décavé là-bas. Demander un polichinelle (une chopine et deux verres) à un garçon du café Riche serait aussi incohérent que de demander une bouteille de Saint* Marceaux ou de Clos-Vougeot au cabaret du LapinBlanc. L'argot qu'on y parle est aussi différent. Dans l'un, on dévide le jars comme dans les romans de M. Eugène Sue; dans l'autre, on y phrase comme

dans les romans de Murger : la langue cynique là-bas, la langue précieuse ici. Le café Riche est bien nommé. Il me serait difficile de citer d'une manière exacte et pertinente les noms des habitués illustres ou inconnus de cette aristocratique buvette. Bourgeois et gens de lettres, banquiers et gandins, acteurs et artistes, tout le Paris qui sait vivre élégamment, confortablement, chèrement, a hanté, hante, ou hantera le café Riche.

Cependant, comme on croirait cette monographie incomplète si elle s'arrêtait ici, sans révélation de noms, je vais donner des noms au hasard de mes sounirs personnels et de ceux d'un aimable viveur, habitué de ce café depuis sa fondation : Véron, Paul Foucher, Alexandre Dumas, Roger de Beauvoir, Alfred de Musset, Gérard de Nerval, Léon Gozlan, Félix Mornand, Albéric Second, Amédée Achard, Edmond Texier, Nadar, Marc Fournier, Clairville, Nestor Roqueplan, Lerminier, Taxile Delord, Léon Gatayes, Gavarni, le comte de Villedeuil, Henri de Kock, Albert Cler, T. Sauvage, Adolphe Gaiffe, Etienne Eggis, Mario Uchard, Eugène Crétet, Maurice Athoy, Louis Énault, Angelo de Sorr, Henry Murger, Etienne Énault, Edouard Martin, Julien Lemer, René Lordereau, Edmond et Jules de Goncourt, Alphonse Royer, Aurélien Scholl, Xavier de Montépin, Édouard Henquet, Alfred de Bougy, Auguste Supersac, Michel Lévy frères, Armand Baschet, Mirès, Charles Mon-

selet, Gustave Desnoiresterres, Paul Juillerat, Jules Sandeau, Francis Wey, Adolphe Dupeuty, Xavier Aubryet, de La Landelle, Charles de Courcy, Jules Adenis, Jules Noriac, Alexandre Pothey, Leopold Stapleaux, Frédéric Thomas, Gustave Claudin, Guichardet, Offenbach, Hector Crémieux, Léo Delibes, Laurencin, Durandeau, Edmond About, Etienne Najac, etc., etc., etc.

Ce qu'il se consomme d'esprit et de paradoxes dans ce cabaret littéraire suffirait à faire la fortune d'un bon nombre de pauvres hommes... de lettres, s'il y avait là autre chose que 'des gens à leur aise. Les ramasseurs de mots, comme les ramasseurs de bouts de cigares, se promènent sur les boulevards, où ils supposent qu'il y a meilleure provision,—d'après le fatal préjugé qui fait courir les rues à l'esprit. Laissons-les dans cette douce erreur, laissons les garçons du café Riche balayer les débris des conversations en même temps que les débris des soupers. Ce qui a servi ne doit pas resservir.

XL

LE CAFÉ DES VARIÉTÉS

C'est le café du théâtre de ce nom, sur le boulevard Montmartre, à côté du passage des Panoramas et en face du passage Jouffroy. Il date de la même époque, c'est-à-dire de l'Empire, — et les premiers habitants qu'il a eus ont été, comme ceux des cafés de théâtre, les acteurs qui ont commencé la réputation de celuici, à savoir Brunet, Tiercelin, Potier, Vernet et Odry.

Autrefois même—je parle de longtemps,—la salle du haut communiquait avec l'intérieur du théâtre, si bien que les illustres farceurs qui avaient désopilé la rate du public, venaient, entre deux actes, en costume, s'asseoir aux tables du café et faire une partie de dominos ou de piquet en buvant une bouteille de bière ou un grog au vin chaud. Cela devait être au moins aussi drôle que de les voir sur la scène, et beaucoup, parmi les spectateurs, qui connaissaient ce détail « se payaient » la satisfaction d'admirer de près, jouant au naturel avec des costumes faux, des comédiens qu'ils avaient admirés une minute auparavant du bout de leurs lorgnettes, jouant toute autre chose d'une tout autre façon.

Aujourd'hui cet aimable abus n'existe plus. Quand les acteurs des Variétés viennent au café des Variétés, ils sont habillés comme vous et moi, sans blanc ni rouge, sans faux cheveux ni fausses moustaches,—ce qui n'empêche pas qu'on les reconnaisse. C'est ainsi que j'ai pu admirer à la dérobée, dans mon jeune âge —j'aimais le théâtre et les gens de théâtre alors,— M. Lafont et M. Dressant, M. Vernet et M. Numa, M. Neuville et M. Cachardy.

Aujourd'hui le café des Variétés n'est plus exclusivement hanté parles acteurs et les auteurs du théâtre. Il a été adopté par la fleur des pois du vaudeville et du petit journalisme. On y. rencontre, la fourchette à la main ou le cigare à la bouche, les illustrations modernes depuis A jusqu'à Z.

Parmi les seigneurs du vaudeville, citons pêlemêle : Théodore Barrière, Lambert Thiboust, Clairville, Dupeuty, Saint-Aignan-Choler, Hector Crémieux, Michel Carré, Jules Barbier, Jules Prével, Siraudin, Frédéric de Courcy, Joltrois, Sardou, Henri Boisseaux , Amédée Rolland, Paul Avenel, Jean Duboys, Jules Moineaux, Charles Bataille, Albert Monnier, Crisafulli, Jules Renard.

Parmi les hauts barons du roman-feuilleton, citons: Ponson du Terrail, Emmanuel Gonzalez, Charles Deslys, Albert Blanquet.

Parmi les rois de la blague parisienne, c'est-à-dire du petit journalisme, citons : Henri de Villemessant, Gustave Bourdin, Jules Noriac, Léo Lespès, Auguste Villemot, Jean Rousseau, Aurélien Scholl, Odysse Barot, Pierre Bernard, du Figaro ; Etienne Carjat, Catulle Mendès, Louis Pollet, Alcide Dusollier, Durandeau, du Boulevard; Philibert Audebrand, Ovide Desgranges , Bogdanoff, Maxime Parr , Luc Bardas , Edouard Champercier, Jules Duvernay, du Journal Amusant; Victor Cochinat, Detouche, Potrel, Planchenot, de la Causerie; Albert Wolff, Louis Huart, Pierre Véron, Louis Leroy, du Charivari; puis des rédacteurs du Diogène, puis du Gaulois, puis du Figaro-Programme, puis de l'Entr'acte, puis de ce journal-ci, puis de ce journal-là.

Il est bien entendu que j'en oublie—des bons et des mauvais : on ne peut pas songer à tout ni à tous. Pour mieux faire comprendre la physionomie du

café dos Variétés, je vais emprunter une page ou deux à l'un des collaborateurs du Rabelais, M. Paul Ribey, qui Ta très-spirituellement esquissée, s'il vous en souvient, mon cher Federigotti :

« ... Depuis une heure le café est vide, le théâtre des Variétés donne ce soir une pièce nouvelle, et tout le monde est dans la salle. Il ne reste au café que les garçons, qui dorment, et deux hommes de lettres vieillis dans l'attente de la réputation, qui n'ont pu obtenir des billets de faveur. Ils se regardent en silence et ne consomment rien : tout paraît mort dans cet établissement, sauf le maître de l'endroit; il bouscule les tables avec une rage épileptique — sous prétexte de les ranger.

« Tout à coup une foule d'hommes négligés dans leur mise fait irruption. Presque tous roulent dans leurs doigts la cigarette économique : gare aux allumettes! C'est l'espoir de l'art moderne : messieurs les jeunes auteurs mêlés à messieurs les cabotins sans engagement. Examinez leur visage; ils sont contents; un sourire de satisfaction éclaire leur physionomie : signe évident d'un insuccès. En effet la pièce est tombée à plat.

« Écoutez-les. — Eh bien ! dit l'un, est-ce assez mauvais? — C'est absurde ! — Dégoûtant ! — Idiot ! —A-t on assez sifflé ?—C'est bien fait.—J'en suis ravi. —Et Lassagne, s'écrie un acteur qui fait four même en province, quel crétin ! Il est atroce ! Comment peut-on supporter un acteur pareil?—Mon cher, ré-

pond un des envieux de Clairville, la médiocrité est à l'ordre du jour. Présentez une bonne pièce à ces âneslà, soyez bon comédien, et vous ne réussirez jamais à vous faire accepter. — C'est désespérant, s'écrie le cabotin, mais à l'Ile-Adam, où j'ai eu de grands succès (rappelé tous les soirs !), on ne laisserait pas LasBagne achever la première scène...— Moi, mon cher, répond l'auteur, j'avais offert au théâtre une pièce superbe : le Faux Smerdis, avec laquelle on eût fait trois mille francs tous les jours. On l'a refusée ! Et pour jouer quoi? Ce que nous venons de voir, une ordure. Je voudrais que la direction fit faillite ! J'en rirais sept ans!

« Mais voici venir la haute critique, celle du lundi ; regardons-les vivement : ils ne font que passer.—Quel est ce petit jeune homme qui entre là en se dandinant avec élégance? C'est Jules de Prémaray.—Voici Florentino, l'ami de Roqueplan ; Jules Janin, la bienveillance personnifiée. Là, c'est Villemessant, le nouvelliste des salons. Ici, Paul de Saint-Victor, l'ami de Charles Marchal (le peintre), et voici Charles Marchai lui-même, l'ami deDumas fils. Là-bas j'aperçois Dollingen, avec Philibert Audebrand. Tout seul, à une table, est Villemot. Il dépose, avec mille précautions, son magnifique chapeau, et cherche vainement à allumer, pour la vingtième fois, un bout de cigare mâchonné jusqu'à la moitié. Le bout de cigare y met de l'entêtement, de l'aigreur, et Villemot l'avale par un mouvement convulsif : c'est sa punition !

« Ces messieurs ne parlent pas de la pièce : c'est si peu de chose ! Ils causent de l'art en général et de son influence sur les moeurs. La discussion s'engage sur l'âge de Scriwaneck... Les propos deviennent vifs et échauffés, les têtes se montent, Prémaray en fait une question personnelle, et, sans Marchai (le peintre) qui s'interpose, on aurait des désordres à regretter.

« Le tableau change. Les gros auteurs sont arrivés. Les petits les saluent de loin, en les maudissant tout bas, et les maîtres de l'art dramatique leur font signe de la main. — Que pensez-vous de la pièce? dit un gros auteur à chaîne d'or. — Je la croyais de toi, répond un autre encore jeune, mais mal peigné, vrai miroir à actrices. — Insolent ! reprend le premier.— Que veux-tu qu'on te dise ? La pièce est tombée ; cependant elle avait des qualités. Quant à en faire la critique complète, c'est trop difficile. Ah ! si Albert Monnier était là ! il ne balancerait pas. Personne, comme lui, ne sait juger sainement les oeuvres de ses camarades. Il ira loin, cet eminent critique ! —Sa place est au Moniteur... dramatique. Lis-tu ses comptes rendus?—Non pas, s'il vous plaît.—Lis-les donc. —Que t'ai-je fait, méchant !—Silence et faites place, car voici Sup... et Nér...

« Ce dernier, blanc sous le linge, bague au doigt, frisé en mouton, serré dans son corset,—-non, dans son gilet blanc,—disparaît presque en entier sous les bords de son chapeau gigantesque; tiré à quatre épingles, son énorme ventre qui tremblote comme

de la gelée, lui donne l'aspect d'une grenouille qui se rend à un bal du grand monde. Il porte une barbe postiche accrochée à ses oreilles. Enfin il a

... Des bottes vernies Avec un pantalon collant.

« Il a pu, un moment, s'échapper de l'administration de l'Opéra ; encore son absence plonge-t-elle la direction dans un cruel embarras.—Eh bien, demande Supersac, la pièce ?—Elle a réussi ! C'est un succès.— Ah ! tu n'as jamais que des choses désagréables à me dire !—Non, va, console-toi, c'est un four, un four honteux !—Voilà tout ce que je voulais savoir, s'écrie Ner... Maintenant, je me sauve à l'Opéra ; ce pauvre Iloyer n'en sortirait pas! Viens, Supersac, doublons le pas. Puisque tu as vidé ton sac, rien ne t'empêche de courir. Je tremble que Royer n'ait commis quelque maladresse !

« Ils sortent. Depuis l'arrivée de tout ce monde, le maître du café ne sait où donner de la tête; car on a demandé une chope-bavière, et il cherche vainement où installer son client sérieux. Toutes les tables sont entourées par la gent artistique et littéraire, population peu consommatrice. Pardon du mot !

« Heureusement les gros bonnets de la critique se disposent à se retirer : le Café Riche les réclame.

« Quant à Villemot, inquiet pour son chapeau, car le temps menace, il essaye de rallumer un nouveau

cigare et se dirige vers le faubourg Saint-Germain.

« Mais, à défaut des grands critiques, des journalistes plus jeunes, plus neufs, mais non moins militants, sont venus s'abattre sur les banquettes. Yoici le rédacteur du Scorpion vindicatif, le chroniqueur de la Photographie théâtrale, le gérant du Panorama dramatique, etc., etc. Ainsi que les petits auteurs et les futurs Talmas, la jeune critique parle beaucoup, lit énormément les journaux, mais consomme peu. Le maître du café les observe tous. Dès que l'un d'eux pérore avec quelque animation, son visage s'épanouit: « Il va s'altérer, pense-t-il, préparons une limonade. » Cruelle erreur ! La véritable éloquence dédaigne le rafraîchissement; le verre d'eau sucrée est un moyen oratoire usé jusqu'à la corde.

—« Mais que font donc là ces messieurs?—Ils attendent le directeur du théâtre, en êreintant la pièce tombée, pour lui adresser leurs compliments. Tous ont secrètement une affaire superbe à lui proposer.

« Enfin ! le voici ! Un grand monsieur (cravate et cheveux blancs, moustaches, habit et gilet noirs) se présente suivi d'un état-major d'auteurs connus. Dès qu'ils l'aperçoivent, les jeunes auteurs, cabotins et journalistes, cessent d'échignier le vaudeville. Un silence se fait. Ils se rangent sur deux lignes, en haie, et, tête nue, entonnent sur le passage de Son Altesse le directeur :

Air...

Ah ! donnons-lui des noms d'oiseau ! Et que chacun de nous s'empresse De chanter sur un air nouveau L'habileté de Son Altesse. Mon Dieu ! qu'il est bien ! qu'il est beau ! Ah! donnons-lui des noms d'oiseau!...

« Mais la flatterie n'est pas de mode ce soir, Son Altesse a le front soucieux.—Mes enfants, dit-il (chacun écoute), je suis désespéré ! (Mouvement.) La pièce de ce soir n'a pas réussi ! (Sensation d'un faible plaisir intérieur dans l'auditoire.) Et cependant... ils s'étaient mis quatre pour la faire. Et cependant... elle était bonne ! Car, hier encore, Goudchaux, qui s'y connaît, le gaillard ! m'a dit, à la répétition générale : « Ce vaudeville est adorable. Il répand un parfum gymnase si fin... si délicat... qu'on en mettrait volontiers dans son linge. On dirait de l'Henri Meilhac!... » Eh bien, malgré ce que m'a dit hier Goudchaux, qui s'y connaît, le gaillard ! la pièce a fait four, fiasco, c'est une veste à sous-pieds!... D'où vient cela ? Il faut qu'il y ait quelque chose là-dessous, une cause mystérieuse, un sort peut-être...

« Il continuerait ainsi encore longtemps ; mais un de la bande s'écrie :— Silence, monseigneur, et regardez !... Du doigt il désigne l'entrée du café.

« Alors, on voit apparaître un petit homme chétif, maigrelet, mais tout nerf, à favoris fauves, à ongles crochus, à pince-nez fantastique. Son rire polichinel-

lesque fait frémir. La dame du comptoir se signe. Qui est-ce donc ? C'est lui ! Ipse, LUI ! Celui que l'on ne nomme pas!—Il était dans la salle, dit quelqu'un, je l'ai vu.—Je comprends tout, maintenant! s'écrie le directeur livide.

« Et comme le terrible petit homme s'approche d'eux, ils se serrent les uns contre les autres, semblent se consulter, comme les seigneurs du roi Alphonse, dans la Favorite, et se mettent à chanter en choeur, sur l'air du même opéra :

Que nul de nous ne fasse bon accueil A ce Monsieur, dont la triste influence Sur la pièce a jeté mauvaise chance, Qu'il reste seul...

(Une,—deux,—trois.)

Avec son mauvais oeil!

Je viens de dire quelle était la population fixe et la population flottante du café des Variétés. Ajoutons qu'elle s'augmente encore le soir, à la sortie du théâtre et à la fermeture des cafés du quartier des Martyrs. Le café des Variétés a la permission d'une heure et demie, et cela permet aux noctambules à qui l'on a enlevé les restaurants des halles, de venir souper là, bien ou mal, vite ou lentement, selon l'heure à laquelle ils arrivent et le monde qu'il y a dans la salle.

A cette heure avancée de la nuit, on voit s'attabler là nombreuse compagnie de gens de lettres, parmi

lesquels la plupart de ceux du matin, auxquels se joignent de nouvelles recrues : Alexandre Pothey, le graveur sur bois; Tony Bévillon, l'ami d'Alphonse Karr et l'auteur du Monde des Eaux; Alphonse Duchesne, le critique littéraire du Figaro; Alphonse Daudet, le charmant poëte d'une Double Conversion; Charles Bataille, le chroniqueur du Boulevard, en compagnie de son ami Paul Diaz; Villiers-de-l'IleAdam, un jeune poëte, en compagnie de Charles Monselet, l'éternel affamé, l'éternel inassouvi,— comme don Juan, mais d'une autre façon ; Lemercier de Neuville, le chantre des Tourniquets, en compagnie de son éditeur, Poulet-Malassis; Adrien Tournachon, le photographe, en compagnie de son ami l'artiste Gueiss;puis quelquefois, rarement, Théophile Silvestre, l'historien des Peintres vivants, en compagnie de son ami Barbey d'Aurevilly.

J'en oublie encore, comme bien vous pensez, et ceux-là ne réclameront pas.

Tel est le personnel diurne et nocturne du café des Variétés. Si je ne vous en dis pas plus long là-dessus, c'est que je n'en sais pas plus long, n'ayant pas compté le nombre des moss bus non plus que celui des mots dits.

XLI

L'ESTAMINET DU STOCK-EXCHANGE

C'est moi qui l'appelle ainsi. Mais, en réalité, c'est l' estaminet des Arcades qu'il se nomme. J'ignore s'il date de la destruction du couvent des Filles-de-SaintThomas-d'Aquin, ou de l'édification du palais du Stock-Exchange parisien ; je sais seulement qu'il y a longtemps que je le vois, moi, flâneur, à cette place, et sur cette place de la Bourse, à côté du restaurant Champeaux, au rez-de-chaussée de la maison qu'habita Barrère en 1793.

Ce qu'il a de remarquable? ses arcades; je les ai cherchées sans les voir,—à moins qu'on ne donne ce nom aux armatures qui soutiennent le plafond des trois ou quatre compartiments qui le composent. Ce qu'il a de remarquable, c'est sa population qui ne ressemble à aucune autre, puisqu'elle est presque

exclusivement composée des gens qui vivent de la Bourse, agents de change, courtiers, coulissiers, spéculateurs, agioteurs, acheteurs, vendeurs, etc. A quelque heure que vous arriviez dans ce café, vous êtes assuré d'y voir des physionomies affairées et d'y entendre des conversations métalliques qui n'ont aucun rapport avec celles que vous pourriez entendre au café des Variétés ou à la brasserie des Martyrs. Ne croyez pas qu'on s'occupe là d'art ou de religion, de science ou de philosophie, d'amour ou même de commerce, d'affaires particulières ou même d'affaires publiques. Pour les gens de Bourse, les affaires publiques c'est la hausse ou la baisse des fonds, et, tout comme les épavistes des côtes de Guisseny, la tempête fait leur fortune et le temps calme leur ruine ; il y eut une hausse formidable à Paris, rappelonsnous cette honte, le jour de la sanglante défaite de Waterloo !

Quel étrange argot ! — « Les fonds anglais sont venus en baisse de 1/8 au cours de 92 2/8 à 93, puis de 92 3/4 à 7/8.—Les autrichiens clôturés précédemment à 493 75 font 13 75.—Les Quatre-Canaux à 1245.—Le comptoir Bonnard est à 40.—Le 4 1/2 0/0 a débuté à 99 65 ; il a fait au plus bas 99 50 et en dernier cours 99 90.—Le 3 0/0, resté hier à 71 30, a débuté à 71 15; au plus bas 71, au plus haut 71 30, dernier cours coté.—Je vends!—J'achète.—Quelles couvertures?—Prime à fin prochain.—Report.—Dont deux. »—Etc., etc., etc.

Déjà j'avais assisté à l'âpre bataille qui a lieu tous les jours dans l'intérieur du temple, dans cette halle aux clameurs inouïes, où toutes ces bouches qui crient, tous ces crayons qui marchent à la vapeur, brassent en une heure plus d'affaires qu'il n'en faut pour alimenter le commerce parisien pendant vingt ans. Et j'avoue n'avoir éprouvé que de l'épouvantement et de la stupéfaction devant cette violence des passions qu'on n'apporterait pas, certes, à l'élection d'un président, au couronnement d'une rosière, à la représentation d'un drame d'Hugo, à la dispute du Saint-Sacrement, à n'importe quelle discussion théologique, philosophique, politique ou littéraire. J'en suis sorti, comme du café des Arcades, ahuri, ébaubi, halluciné, et, pendant quelques nuits, j'ai rêvé de toutes ces choses, achetant et revendant force actions de la chaudronnerie parisienne, des mines de Mouzaïa, des verreries de Sainte-Aldegonde, des ardoisières de Saint-Jacques-de-Compostelle, des sables du Mançanarès,—et autres brouillards de la Tamise.

Je n'ai pas vu la rue Quincampoix au temps de la Régence,—puisque je suis né sous Charles X,—mais j'estime qu'elle devait offrir un spectacle du même genre que celui offert de nos jours par la place de la Bourse. Les actions du Mississipi valaient celles que je viens d'énumérer; l'Ecossais Law a laissé de sa graine sur le sol parisien avant de le fuir pour s'en aller mourir à Venise. Les Castorine sont éternels— comme les Gogo !

XLII

LE CAFÉ-CONCERT DE LA RUE CONTRESCARPE

Les cafés-concerts sont d'invention récente. C'est une imitation hollandaise, devenue plus tard une imitation anglaise, ainsi que le prouve cette annonce insérée dans le n° du 4 février 1674 de la Gazette de Londres : « Aujourd'hui, à la Taverne de la Toison, près Saint-James, à deux heures de l'après-midi, comme tous les jours de la semaine, excepté le dimanche, rare concert par quatre trompettes marines, instrument inconnu jusqu'ici en Angleterre. Prix des places : un shilling les meilleures, six sous les autres. •> Il est si agréable, en effet, d'entendre un peu de musique, mauvaise ou bonne, en fumant et en buvant de la bière !

Donc, après avoir emprunté à l'Angleterre beaucoup de choses et beaucoup de mots, nous avons fini

par lui emprunter ses cafés-concerts. D'abord, le café des Aveugles, puis, plus tard, d'autres encore, peu nombreux. Il y a une quinzaine d'années, devant la porte du café du Midi, aux Champs-Elysées, un farceur faisait la parade, chantant toutes sortes de couplets, s'habillant de toutes sortes de costumes, se pinçant pour rire et faire rire les honnêtes gens des deux sexes qui étaient arrêtés là sous prétexte de se désaltérer. C'était un piètre spectacle; il fut cependant assez goûté pour faire naître l'idée d'une concurrence dans l'esprit du propriétaire du café des Ambassadeurs qui, lui, au lieu d'un chanteur, eut une troupe de chanteurs et de chanteuses. Vous savez le reste.

Chaque quartier de Paris a maintenant son caféconcert. Outre ceux des Champs-Elysées, pour la belle saison, il y a le café-concert du Géant, sur le boulevard du Temple, — le café-concert Moka, rue de la Lune, — le café-concert des Folies, boulevard de Strasbourg, — le café-concert du Cadran, rue du Cadran,—etc., etc. Ceux qui les aiment doivent être contents : on en a mis partout.

Je n'en veux prendre qu'un pour type, ici : c'est le café-concert de la rue Contrescarpe,— que ses habitués appellent le Beuglant. Ses artistes ressemblent assez aux artistes des autres établissements du même genre, c'est-à-dire qu'il y a parmi eux un ténor, un baryton, une basse-taille, un chanteur comique, une prima-donna, un contralto, une chanteuse légère, une chanteuse comique, etc.,

et qu'ils passent en revue, comme ailleurs, le répertoire à la mode,—et même celui qui n'est plus à la mode : les Feuilles mortes,—Le lac,—les Gendarmes,— Ohé! les p'tits agneaux !—Si j'étais petit oiseau!—La légende du grand étang,— Mon espingole,—En jouant du mirliti...—La fille de l'hôtesse,—Jenny l'ouvrière,— Risette,—Mimi Pinson,—La vache blanche, etc., etc., etc. Mais son public n'est pas précisément le même que celui des autres cafés-concerts : nous sommes en plein quartier Latin, à deux pas de la Rôtisseuse, du café Belge, et de l'École de Médecine !

Au fond, voyez-vous, cette brave jeunesse en fleur qui s'en vient là, dans cette salle de la rue Contrescarpe, ou de la rue Madame, passer quelques heures aimables, se soucie fort peu de la musique de M. Niedermeyer et des paroles de M. Gustave Nadaud ; elle n'écoute pas ce qui se chante sur l'estrade, puisqu'elle chante elle-même dans la salle, riant et causant à gorge déployée, comme il convient à des cerveaux que le plomb de l'âge mûr n'a pas encore frappés. La jeunesse est tapageuse.

Mademoiselle Blanche, ou Clémence, ou Irma, ou Foedora (le nom ne fait rien, je suppose), entonne vaillamment le Pandéro par exemple, une canzonetta chantée à la salle Herz par madame Damoreau-Cinti :

Enfants de nos Espagnes, Je vous apporte, en Aragon, Le chant......, etc...

Pendant que mademoiselle Blanche (ou Clémence, ou Irma, ou Foedora) fait ses tra la la, tra la la, la la la, on entend des voix joyeuses, se mêlant au trinquage des verres, qui s'interpellent d'un bout de la salle à l'autre,—voix de femmes et voix d'hommes : — « Tiens! voilà Eugénie Chinchinette!... Garçon, un moss!...—Tu vas me l'payer, Aglaé!... —Mon p'tit Dodore, une cigarette, if you please!—Eh! Delphine la Colonne! Ohé!...—Bonsoir, ma vieille!... —Folette, viens-tu chez Markowski?...—Garçon, une absinthe pour deux, ou deux absinthes pour un, ad libitum! — Eugénie Malakoff, je te retiens pour la prochaine... »

J'aime la cantilène, Doux propos menteur Que chante à son danseur La trop sensible Madrilène...

Vous pensez bien que j'ai trop de respect pour les paroles de M. Bourget et la musique de M. Paul Henrion, pour les couper ici aussi fréquemment qu'on les coupe là-bas : j'aime mieux les supprimer net. La chanteuse a fini son morceau, que personne n'a entendu, et va se rasseoir, après avoir salué, — sans qu'on s'aperçoive seulement qu'elle s'est levée. On s'est plus occupé de sa voisine que d'elle, car les étudiants et les étudiantes vont au café-concert comme ils vont à la Closerie des Lilas,—pour se rencontrer,

rire ensemble, boire ensemble, fumer ensemble—et s'en aller ensemble.

Du bruit et de la fumée, de la fumée et du bruit, voilà ce que l'on entend et ce qu'on voit au caféconcert de la rue Contrescarpe. Aussi je suis encore à me demander ce que signifie cet écriteau en lettres moulées, qu'on lit sur les murs de l'établissement : « PAR ORDRE SUPÉRIEUR. Les cris, les bis et les applaudissements bruyants sont défendus. Tout contrevenant sera expulsé, et arrêté, s'il y a lieu. »

C'est, à ce qu'il me semble, le contraire de ce qui se passe ailleurs, au théâtre par exemple, où les sifflets seuls sont expressément interdits et les siffleurs punis de l'expulsion,—et même du violon, lorsqu'il « y a lieu. » Cela fait l'éloge du public de ce café-concert. Cela prouve que s'il a quelques défauts il a une précieuse qualité, et que s'il est mauvaise tête il est bon coeur : il pèche par excès de bienveillance!

Quelques lignes encore. Dans la plupart des cafés explorés jusqu'ici, j'ai eu occasion de rappeler les noms des illustrations littéraires ou artistiques qui les fréquentent ou les ont fréquentés : le café-concert de la rue Contrescarpe me fournit l'occasion de citer une autre catégorie de célébrités, — les célébrités féminines du quartier Latin.

Autrefois, cest-à-dire il y a quinze ou vingt ans, c'étaient : Clara Fontaine, Héloïse Pavillon, Mousqueton, Carabine, Delphine la Colonne, Pomponette, Pochardinette, Clary, Annette, et quelques autres.

Aujourd'hui, les habituées les plus connues, les plus choyées, les plus courtisées, du Café-Concert, de la Rôtisseuse et de la Closerie, sont : Eugénie Chinchinette, Emma Cabriole, Eugénie Chouchou, Irma Canot, Eugénie Cicéron, Pauline la Blonde, Eugénie Malakoff, Mathilde l'Auvergnate, Louise Voyageur, Mathilde la Grosse, Antonia la Belle, Argentine, Anita l'Espagnole, Amélie la Blonde, Clarisse de Montfort, Finette la Bordelaise, Nini Belles-Dents,—et quelques autres Adèle, quelques autres Palmyre, quelques autres Angèle. Ce sont, pour la plupart, des femmes bons garçons, qui aiment l'amour et se moquent du qu'en dira-t-on. Grand bien vous fasse, mes enfants !

XLIII

LE CAFÉ DE LA BELLE-POULE

C'est une modeste buvette située en face de l'orgueilleuse Brasserie des Martyrs. Elle a été fondée vers le commencement de l'année 1841, et son nom lui vient du navire qu'on voit en ronde bosse sur sa devanture,—lequel a la prétention de rappeler celui que montait le prince de Joinville ramenant en France les cendres de l'empereur Napoléon.

Vingt ans ont passé là-dessus. Que de patrons ont pris en main le gouvernail de cette petite nauf,—et l'ont conduite au tribunal de commerce ! On ne les compte plus. La Belle-Poule a voulu chanter le coq et son ambition l'a perdue.

Je ne parlerais pas de ce café s'il ne se recommandait à mon attention par les noms de quelques-uns de ses habitués. Il y a huit ans, avant que la Brasserie

Bavaroise n'eût sa vogue, c'était là un lieu de réunion pour un petit groupe de littérateurs et d'artistes qui essayaient alors leurs ailes : Amédée Rolland, Alphonse Duchesne, Charles Bataille, Emile Barras et quelques-uns de leurs amis.

Plus tard, Gustave Planche y vint, et les jours où il venait étaient marqués de craie, car ce farouche critique était un aimable causeur qui ne craignait pas de semer ses perles devant les Philistins fourvoyés là par hasard. Il est vrai qu'il y avait au comptoir une accorte jeune femme, morte trop tôt, madame Lefèvre, dont la décente gaieté provoquait volontiers l'amabilité de ses hôtes : Gustave Planche marivaudait près d'elle, avec plus de grâce et d'atticisme que beaucoup de marivaudeurs moins âgés que lui. Ces belles heures sont envolées : que le souvenir en meure !

Le jeudi 19 mai 18C2, un patron nouveau ayant pris possession du café de la Belle-Poule,—M. Alexandre Guérin, ami des gens de lettres, presque gen de lettres lui-même,—une crémaillère a été pendue au premier étage de l'établissement.

A cette « petite fête de famille » assistaient naturellement les habitués ordinaires et extraordinaires du lieu,—artistes, littérateurs et commerçants mêlés. Je citerai, au hasard comme toujours, pour ne pas faire de jaloux : MM. Gustave Courbet, Gustave Mathieu, J. Castagnary, Alphonse Duchesne, Catulle Mendès, Émile de la Bédollière, Charles Coligny,

Albert Glatigny, Henri Cantel, Fernand Desnoyers, Poulet-Malassis, Georges Staal, etc., etc.

Quant aux femmes,—car un bon repas ne saurait se passer de femmes,—elles n'étaient pas aussi nombreuses que l'eussent souhaité les dîneurs. Celles qui se trouvaient là ont multiplié leurs sourires, afin de diminuer les regrets,—et je me plais à croire que les regrets ont été diminués. Damalis la Buveuse n'a pas tenu compte des sages conseils de l'amphitryon qui lui murmurait—en français bien entendu—les vers d'Horace à Plotius Numida :

Neu multi Damalis meri Bassum Threïciâ vincat amystide !

Damalis l'a emporté sur Bassus, et sur les amis de Bassus, — qui étaient cependant aussi les amis de Bacchus. Aimable Damalis !

De même qu'il n'est pas de bon souper sans femmes, il n'est pas de bon dessert sans chansons. Au dessert donc, l'un des convives, M. Émile de la Bédollière, a chanté les couplets suivants improvisés—la veille :

Une frégate en grand renom, La Belle-Poule de nos pères, A ce café donna son nom, Présage de destins prospères; On a pris soin de la lester, Avec plus d'aisance elle roule, Aussi chacun voudra monter A bord de notre Belle-Poule (bis).

Notre frégate de son rang N'appréhende plus de descendre, Le patron est un conquérant, Il porte le nom d'Alexandre ; Mais tant de mets sont engloutis, Tant de vin dans nos gosiers coule, Qu'on va ressentir du roulis A bord de notre Belle-Poule (bis).

Sur l'avenir de la maison On ne saurait être perplexe, Ne voit-on pas qu'avec raison Elle a pour soutien le beau sexe? D'attraits fermes comme le roc, Ces toilettes semblent les moules, Qui ne voudrait être un bon coq En voyant tant de belles poules (bis).

Que ce vaisseau, bien radoubé, Sous le soleil, sous les étoiles, Sans être par les vents courbé Puisse voguer à pleines voiles ; Dans cet agréable séjour Que le public accoure en foule, Qu'autour du billard, chaque jour, On dise : quelle belle poule (bis).

Mais quoi! je viens, étourdiment, D'oublier qu'aux heures présentes, Pour manoeuvrer un bâtiment Les voiles sont insuffisantes; Avec ce procédé trompeur Un navire tournoie ou coule; C'est désormais à la vapeur Que va marcher la Belle-Poule (bis).

Vous avez reçu mes couplets De la façon la plus civile, Ils auraient été plus complets Sans l'aspect de sergents de ville ; Bien que gêné dans mon essor, Répétons que sur notre boule, S'il est une poule aux oeufs d'or, Ce doit être la Belle-Poule (bis).

Deux heures viennent de sonner,

Faisons donc trêve aux chansonnettes,

Ne parlez plus de nous donner

Des bouteilles ou des canettes;

Déjà sur ses faibles piliers

Mon faîte, trop chargé, s'éboule;

Aussi je rentre en mes foyers

Pour commander un lait de poule (bis).

Et maintenant, vogue la galère ! Le café de la BellePoule—que son propriétaire actuel s'obstine à appeler le café Alexandre—a reçu ses lettres de naturalisation, et j'espère qu'en retour ses nouveaux habitués ont reçu leurs lettres de crédit... Le voisinage de la Brasserie Bavaroise ne doit pas l'effrayer, pas plus que le voisinage du tambour-major n'effraye l'humble tapin — dont la caisse fait autant de bruit qu'il veut.

L'humble café deviendra un café célèbre.

XLIV

LE CABARET DU PÈRE CENSE

J'ai raconté l'histoire de la Laiterie du Paradoxe, et j'ai donné les noms de ceux qui la fréquentaient. Nous ne nous rencontrions peut-être pas souvent dans les questions endiablées d'art, de littérature et de philosophie qui se débattaient là entre le premier verre de vin et la dernière goutte d'eau-de-vie ; mais nous nous rencontrions toujours, en revanche, dans le même enthousiasme pour les premiers lilas et les dernières châtaignes, et c'est de ce petit hôtel de Rambouillet de la rue Saint-André-des-Arcs que nous partions soit pour les bois de Marnes, où fleurissent les noisettes et les gibelottes de la mère Pihan,—■ soit pour les bois de Fleury, où poussent les muguets et les côtelettes du père Bazin,—soit pour l'étang du Plessis-

Piquet, où nagent les ajoncs et les canards du père Cense.

Je ne connais pas le pays que regrettait Mignon,— le pays « où fleurit l'oranger; » mais je connais un nid de petits villages qui ressemblent à ceux de Breughel de Velours, et qu'on appelle Meudon, Clamart, Fontenay-aux-Roses, Aulnay, Chatenay, le Plessis-Piquet, Verrières, etc. Il y a là des sentiers perdus bordés de fraises, des chemins creux bordés de haies de sureau, des avenues seigneuriales bordées d'ormes antiques et de tilleuls séculaires; puis, de blanches villas aux pignons ardoisés, de petites maisonnettes aux contrevents verts, d'humbles chaumières aux toits fleuris de ravenelles, des retraites d'artistes, des nids d'amoureux, des Thébaïdes de poètes, des Paraclets de désabusés, — une oasis de dix lieues!

Depuis une douzaine d'années, ce bouquet de villages se peuple chaque dimanche de promeneurs et de promeneuses qui en ignoraient autrefois le chemin. Les Parisiens ont bien voulu honorer de leur présence les châtaigniers d'Aulnay et du buisson de Verrières, et, grâce à leurs encouragements réitérés, on est parvenu à faire de cet adorable endroit une sorte de foire de Saint-Cloud, ornée de restaurateurs et de tirs au pistolet. Cela manque absolument de gaieté et de poésie. Ces aimables Parisiens du dimanche ne peuvent toucher à un tableau du bon Dieu sans le gâter ; ils ont trouvé moyen de remplacer les

sylvains et les hamadryades d'autrefois par des débris de pâtés et de bouteilles de vin à quinze, quand il leur était si facile de ne pas le trouver, et de rester chez eux,—où ils s'amuseraient davantage.

Depuis une douzaine d'années s'est établi—à deux minutes d'Aulnay, à la sortie de Fontenay-auxRoses, au bas d'un chemin creux qui mène à l'étang du Plessis-Piquet —un cabaret très-pittoresque qui deviendra bientôt un restaurant parisien, j'en ai grand'peur. C'est le cabaret du père Cense : Au coup du milieu.

Au début, c'était modeste et poétique comme tout. Une maisonnette couverte en chaume, derrière laquelle se trouvait un quinconce de peupliers pleins de frissonnements et de murmures. On entrait là comme chez soi; on donnait une poignée de main au père Cense, et une poignée de patte à son chien, — quelques-uns même embrassaient la mère Cense ; on causait de la pluie et du beau temps, — de la pluie qui fait pousser les asperges, et du beau temps qui fait pousser les idées ; et, tout en causant, tout en commandant son omelette au lard, on allait soi-même choisir le lapin qu'on destinait aux honneurs douloureux de la casserole. Puis on s'asseyait à l'ombre des grands peupliers, devant une table en vrai vieux bois, sur des bancs irrésolus dans leurs intentions d'équilibre, et l'on buvait en devisant d'amour, d'art ou de poésie,—selon le moment et les convives.

C'était alors ce qu'on appelait au XVIIIe siècle une maison de bouteille. Non pas les maisons de bouteille où les grands seigneurs venaient faire carrousse et chère lie, comme celle de la Duryer à Saint-Cloud, mais plutôt comme le cabaret du Petit Maure, à Vaugirard, ou celui de l'Épée royale, à Passy, ou plus tard celui du Moulin de Beurre, à la chaussée du Maine.

Cela ressemblait — accent moderne à part—à la guinguette romaine dont Virgile fait une si ravissante description dans une pièce de vers, la Cabaretiere syrienne, retrouvée par je ne sais plus qui. Des roses, des pampres, une fraîche tonnelle tapissée d'oseraies aux doux ombrages :

Et trichila umbriferis frigida arundinibus ;

tout y était, jusqu'à la piquette,—vappa; jusqu'à la sonnerie de la cigale sous les arbres; jusqu'aux fredonnements melliflus de la flûte rustique aux pastorales mélodies,

Rustica pastoris fistula more sonans,

qui se mêlent aux bruissements d'un ruisselet limpide,

... Strepidans rauco murmure rivus aquoe.

Partageant l'enthousiasme de Virgile pour la Copa —syrienne ou fontenaise,—nous ne pouvions par-

tager l'impertinent dédain d'Horace au sujet des bouchons qu'il rencontrait dans ses excursions de Rome à Capoue, ou de Rome à Brindes, ou de Rome à Baïes, et s'il ne s'y arrêtait pas, nous nous arrêtions toujours, nous, à ceux que le hasard de nos promenades extra-muros nous offrait, mais surtout à celui du père Cense. C'était là que la Sulamite offrait à son bien-aimé la coupe de vin parfumé par ses lèvres,— beaucoup de Sulamites et beaucoup de bien-aimés. Nous buvions frais et nous causions chaud avec des maîtresses roses, simples, ingénues presque,—j'ai dit presque!—qui faisaient à merveille dans ce décor rustique, avec leurs petites robes d'indienne, avec leurs petits bonnets de linge et leurs petites allures bonnes filles qui nous plaisaient tant.

Où sont-elles, nos amoureuses? Où est-il, le bouchon primitif du père Cense? Le plâtre et la pierre ont remplacé le toit de chaume et les murs en terre jaune si pittoresques en leur nudité, si propres et si joyeux en leur simplicité. Il y a bien encore des tonnelles, il y a bien encore le quinconce de peupliers, mais cela est caché, comme honteux, par des constructions servant de salles à manger aux messieurs et aux dames qui aiment à retrouver Paris à la campagne. Le cabaret du père Cense porte aujourd'hui des robes de soie,—comme nos amoureuses; et l'on y mange, dans de l'argenterie, servies par des garçons en veste ronde et en tablier blanc, un tas de choses charmantes, mais détestables et fort chères,—

toujours comme nos amoureuses. 0 père Cense, père Cense ! 0 nos amoureuses, nos amoureuses !

Mais ne parlons pas du présent, puisqu'il nous déplaît. Il peut se faire, après tout, que le père Cense et nos amoureuses aient raison : il en faut pour tous les goûts, et, de ce que nous sommes paysan du Danube, amant du simple et du vrai, de la robe d'indienne et de l'omelette au lard, il ne s'ensuit pas que tous les promeneurs doivent haïr les robes et les plats à falbalas.

Ne parlons donc que du passé. C'était hier, pour ainsi dire,—un hier vieux de douze ans. On y venait très-peu le dimanche, à cause des Parisiens, —gens fort aimables, comme vous savez. En revanche, on y venait beaucoup dans la semaine. Les premiers bourgeons nous voyaient accourir empressés, avec des chansons aux lèvres et au coeur. Nous venions y boire à la santé de ceux et de celles que nous aimions et qui nous aimaient—alors. Nous avions une foule de prétextes à toasts : les premiers lilas, les premiers muguets, les premières jacinthes, les premières asperges, et les premières fraises. Au besoin même, si les prétextes avaient manqué, nous en aurions inventé en regardant les bouches roses et les yeux noirs ou bleus de nos amoureuses : nous avions alors l'imagination aussi fertile que le coeur. Que de serments échangés ! Que de gibelottes dévorées! Que de baisers dérobés! Que de fraises au kisrch englouties! Que de chansons entonnées sur des airs impossibles !

Que de litres vidés dans des verres invraisemblables ! Et aujourd'hui,— finis Polonix! Ah! dormez désormais sur le lit de plume de l'oubli, chers souvenirs de ce temps jadis ! Dormez—et ne vous réveillez plus.

Il était à la mode alors, ce cabaret rustique du père Cense. Non pas que le beau monde le fréquentât, non,—heureusement. Mais un monde à part qui est bien aussi beau que l'autre,—et qui vaut mieux à beaucoup d'égards. Un monde d'artistes et de poètes, de musiciens et de sculpteurs dont la réputation était déjà faite ou commençait à se faire : Courbet, Théodore de Banville, Bonvin, Henry Murger, Bodmer, Champfleury, Mouilleron, Baudelaire, Christophe, Heynette de Kesler, Promayer, Malassis, Schann, J. J. Debillemont, Henri Sieurac, Jules de La Madelène, Antoine Watripon,—puis d'autres que j'oublie et qui ont eux-mêmes oublié.

Une douzaine de printemps ont passé sur ce petit coin de terre plein d'ombre et de soleil, de poésie et de gaieté. Une douzaine d'hivers ont neigé sur ma cervelle,—pleine, à cette heure, de mélancolies absurdes et de papillons ridicules. Je n'irai plus là-bas, sous ces grands arbres qu'on démolira peut-être démain ou après-demain pour planter des maisons. Je n'irai plus au bois,—les lauriers et les myrtes sont coupés.

D'ailleurs, un souvenir s'y rattache, qui me pèse et me barre ce chemin que mes pieds connaissaient si bien. Les souvenirs sont sans pitié : quand ils vous

reviennent, ils vous reviennent bien,—et ils ne vous font grâce d'aucun détail.

La journée avait été joyeuse. Du soleil partout,— dans nos têtes et au-dessus de nos têtes, dans nos verres et dans nos coeurs. Nous nous étions dit, pour la centième fois, des choses qu'on a toujours du plaisir à se redire, et la nuit était venue, puis l'heure du départ.

Nuit digne de la journée. En ce temps-là, nous avions tous nos jambes de sept lieues,—et la route est si agréable, de Fontenay-aux-Roses à Paris ! On partit joyeusement, bras dessus bras dessous, les uns avec leurs femmes, et les autres tout seuls,— comme dans la chanson de Marlborough. Les pavés se faisaient doux pour les bottines, qui trottinaient allégrement en battant une mesure amoureuse; les sentiers bordés de chèvrefeuille et de clématite se faisaient parfumés pour saluer à leur façon ces passants et ces passantes emflambés de gaieté. On ne marchait pas vers Paris, on marchait vers les rêves radieux comme on en sait toujours faire à vingt ans.

Nous traversions Châtillon, — un village simple comme bonjour. J'avais là, marié et père déjà, un brave et honnête garçon, mon copia de collége, mon ami d'enfance, qui, ne pouvant se faire médecin, avocat ou artiste, s'était fait très-courageusement ouvrier—et qui avait bien fait. Mieux vaut cent fois ces rudes professions à marteau, à lime ou à rabot, qui fatiguent le corps et non la cervelle, qui brisent

les membres et non le coeur. On ne fait pas de livres, mais on fait des enfants. On n'est pas connu de la foule, mais on est estimé de ses voisins. On n'a pas de grandes joies, maison n'a pas de grandes douleurs. On n'est pas un grand homme, mais on est un honnête homme. Ah ! le doux oreiller qu'on doit avoir pour mourir!

Il y avait un mois que je n'avais vu mon ami G***, dont la maison donnait sur la place de l'Église. Nous passions. Les fenêtres du premier étage étaient éclairées et brillaient dans la nuit comme deux grands yeux tristes. Il me prit alors fantaisie de l'appeler pour qu'il fit accueil à cette bande de fous et de folles, qui ne demandait qu'une nouvelle occasion de rire, de chanter et de boire.

J'appelai donc, on ne me répondit pas. En ce moment quelqu'un chantait, sur l'air de Jadis et Aujourd'hui, cette étrange chose qu'on appelle les Gendarmes, et qu'on a imprimée sous le nom d'Odry :

Y avait un'fois cinq, six gendarmes, Qu'avaient des bons rhum's de cerveau, Ils s'en va chez des épiciers Pour avoir de la bonne réglisse ; L'épicier donn' des morceaux d'bois Qu'étaient pas sucrèse3 du tout, Puis il leur dit : Sucez-moi ça, Vous m'en direz des bonnes nouvelles....

Pendant que le chanteur reprenait haleine avant d'entamer le second couplet de cette monstrueuse

farce, j'appelai de nouveau mon ami G*** : on ne me répondit pas plus que la première fois. Cependant, les fenêtres étaient ouvertes, et derrière les rideaux blancs s'agitaient des ombres confuses qui trahissaient la présence de plusieurs personnes. Le chanteur chanta le second couplet ;

Les bons gendarmes suce et resucent

Les morceaux d'bois qu'est pas sucré ;

Ils s'en va chez les épiciers;

Epicier tu nous a trompés !

L'épicier prend les morceaux d'bois,

Il les fourr' dans la castonnade;

Les bons gendarm's n'a plus eu d'rhume :

Ils ont vécu en bonne intelligence....

J'appelai une troisième fois, et deux ou trois voix de la troupe affolée appelèrent avec moi. Un chien se mit alors à hurler lamentablement, une ombre parut à l'une des fenêtres, se pencha sur le balcon, regarda dans la rue, et répondit d'une voix qui me brûla les entrailles : « Il est mort!... »

Je revins seul cette nuit-là.

EN SORTANT

Vous ne vous attendiez pas, je pense, mon cher Federigotti, à nous voir entrer dans toutes les buvettes parisiennes,—dans tous les cafés, dans tous les cabarets : nos visites ont déjà été assez nombreuses, et vous devez être fatigué. Je me suis attaché, comme vous l'avez remarqué, à monographier les principaux établissements, de noble ou basse extraction, ceux qui pouvaient vous intéresser, ainsi que le public, soit par leur étrangeté, soit par la composition littéraire ou artistique de leur personnel; et j'ai dû laisser de côté ceux qui se contentaient d'être des cabarets et des cafés purement et simplement, sans effigie remarquable, comme :

La brasserie Schaller, rue de l'École-de-Médecine, la rivale de la brasserie Andler, tenue par mademoiselle Luisse—devenue madame Schaller,—où vont beaucoup d'étudiants et quelques artistes ;

Le café de Cluny, boulevard Sébastopol, tenu par

l'ancien propriétaire du petit café de la place Sorbonne,—où vont les notables du quartier et quelques étudiants riches ;

Le café de la Rotonde, au coin de la rue Hautefeuille et de la rue de l'École-de-Médecine, dans l'abside même de l'ancienne église des Prémontrés,—où vont beaucoup d'Allemands et quelques Polonais ;

Le café Soufflot, au coin de la rue Saint-Jacques et de la rue Soufflot,—où vont les professeurs de l'École de Droit ;

La brasserie des Fleurs, rue d'Enfer, tenue par un éditeur de publications pittoresques, M. Gabriel de Gonet,—où vont les artistes du quartier, en compagnie de leurs modèles 1 ;

Le café de l'Europe, au coin du carrefour de l'Odéon et de la rue de l'École-de-Médecine, — où vont les étudiants riches ;

Le café Molière, à l'angle de la rue de l'Odéon et du carrefour,—dans le comptoir duquel on vit, pendant plusieurs années , une des plus jolies femmes de Paris, et où se tient le Cercle des Écoles, composé d'une soixantaine de membres, tous étudiants ou étudiantes ;

Le café Voltaire, sur la place de l'Odéon,—où vont principalement les jeunes Roumains, en très-grand nombre au quartier Latin depuis quelques années ;

1 Elle vient de passer l'eau, avec armes et bagages, et de s'établir sur le boulevard de la barrière Blanche, en face du cimetière Montmartre. Bonne affaire! les vivants qui viennent d'accompagner un mort ont toujours soif—de bière.

Le café de France, rue de Buci, dont les trois étages sont encombrés de buveurs de café et de joueurs de billard ;

Le café Goy, rue de Fleurus,—où vont des architectes, des artistes, des gens de lettres, et les sociétaires des deux sexes du théâtre Bobino ;

Le café de Fleurus, dans la rue de ce nom, à l'issue du Luxembourg,—où vont des gens de lettres, des étudiants et des artistes ;

Le café de Buci, à l'angle de la rue de Buci et de la rue de l'Echaudé,—où vont quelques étudiants (le cercle des Normands), quelques gens de lettres, quelques artistes, et quelques bourgeois;

Le café Belge, rue Dauphine,—où ne vont plus les étudiants et les étudiantes qui en avaient fait la réputation ;

Le café Mazarin, en face du précédent, où va tout le monde ;

Le café Henri IV, à l'angle de la rue Dauphine et du quai Conti,—où vont les bourgeois des environs, et qui, sous l'Empire, était la seule maison où l'on servît le thé à l'anglaise ;

Le café d'Orsay, à l'angle de la rue du Bac et du quai d'Orsay,—où allait déjeuner Alfred de Musset, et où vont MM. les officiers de la caserne voisine ;

Le café de la Croix-Rouge, rue du Four-Saint-Germain, longtemps tenu par Pierret, le meilleur élève de Lemblin ;

Le café Manoury, sur la place de l'Ecole,—où vont

les plus habiles joueurs de dames, dont il est ainsi le café de la Régence ;

Le café du Danemark, rue Saint-Honoré, près la place du Palais-Royal,—où se lisent presque tous les journaux étrangers, et même les journaux français ;

L'estaminet Hollandais, galerie Montpensier, au Palais-Royal,— où se réunissent les Saint-Cyriens les jours de sortie ;

Le Grand café Parisien, boulevard Saint-Martin, où il y a trente billards et une centaine de garçons aux ordres de Sa Majesté la Foule ;

Le Grand café du XIXe siècle, boulevard de Strasbourg, qui est le frère aîné—ou puîné—du précédent, et qui lui ressemble comme une goutte d'eaude-vie à une autre goutte d'eau-de-vie ;

Le café des Mousquetaires, boulevard Saint-Denis, où va la fleur des pois du commerce des alentours ;

Le café du Helder, boulevard des Italiens,—où vont beaucoup de militaires ;

Le café Grétry, sur le même boulevard,—où vont quelques gens de lettres, quelques rentiers et beaucoup de boursiers ;

l'Estaminet de Paris, boulevard Montmartre, où vont beaucoup de gens de lettres (Gustave Mathieu, Charles Jobey, Moineaux, Fernand Desnoyers, La Landelle,) et quelques éditeurs (Pick de l'Isère, Bry, Furne) ;

Le café de Mulhouse, sur le même boulevard, où allait jadis déjeuner la rédaction du Figaro;

Le café Mazarin, sur le même boulevard; Le café du Cercle, voisin de ce dernier; Le café Véron, voisin de droite du café des Variétés; Le café de Suède, voisin de gauche du théâtre des Variétés ;

Le café Frontin, sur le boulevard Poissonnière ;

Le café de la Porte-Montmartre, à l'angle de la rue Montmartre et du boulevard ;

Le café Vachette, à l'angle du boulevard et du faubourg Montmartre,—où l'on soupe plus qu'ailleurs, quand on a le gousset bien garni ;

Le café du Grand-Balcon, sur le boulevard des Italiens,—où l'on boit d'excellente bière de Bavière;

Le café de la Nouvelle Athènes, place Pigalle,—où vont beaucoup d'artistes et quelques bouchers ;

Le café La Rochefoucauld, rue La Rochefoucauld, —où vont beaucoup d'artistes et beaucoup de gens de lettres,—les dîneurs de Dinochau ;

Le café Jean-Goujon, rue Saint-Georges;

Le café Aubry, Grande-Rue de Batignolles, où l'on voyait jadis une grande toile de Palizzi;

La brasserie Koch, au n° 66 de la rue du FaubourgMontmartre, qui est une sorte de succursale de la brasserie des Martyrs ;

Le café Wolf, au n° 10 du même faubourg, où les . noctambules du quartier Bréda se rabattent vers minuit pour y boire de la bière et y manger des saucisses à l'oignon, en attendant l'heure de la fermeture ;

Le café Turc, qui, bien qu'au même endroit qu'autrefois, a perdu de sa physionomie originale, et n'est plus spécialement hanté que par les marchands de diamants des environs;

Et deux cents autres endroits à café, à bière, à absinthe,—sans compter les trois mille endroits à vin. Vous les faire connaître tous eût été folie et ennui.

Chaque quartier, chaque rue ayant sa population propre, les cabarets ou les cafés qui se trouvent dans ces quartiers ou dans ces rues ont naturellement leurs habitants pour habitués.

Gela dit, avouez, cher ami, que quel que soit le luxe dont s'entourent les établissements du boulevard, ou d'ailleurs, aucun d'eux ne vaut un seul des cafés de Syra, de Constantinople, d'Ispahan, de Surate, de Damas ou de Smyrne, où l'on vit en plein air, sous des platanes, au bord des rivières, où l'on fume son narghilé à l'abri des spectacles malsains et ridicules que nous offre incessamment Paris. Le prince Breddedin-Lolo dit au vizir et au calender : « Allons passer le reste de la journée chez un marchand de fyquaa. » Ils y allèrent et s'assirent tous trois à une table, sous les arbres. Etait-ce à Constantinople, était-ce à Damas? était-ce au café de la Fontaine ou au café des Roses? je l'ignore. Rappelezvous, cher ami, vous qui avez voyagé dans le Levant ; moi je ne peux que m'en rapporter à vos souvenirs et à ceux de Théophile Gautier. Ah ! le café aérien de

Beschik-Tasch, sur la rive européenne du Bosphore, ombragé de touffes, de sycomores, baigné par le courant qui lave le quai d'Arnaut-Keni, rafraîchi par les brises de la mer Noire ! Ah! les cafés de Smyrne, sous les platanes, sur les bords du Mélès! « Une petite rivière de quelques pouces de profondeur, sur laquelle nageaient familièrement une demi-douzaine de canards, comme si le divin aveugle n'avait pas lavé ses pieds poudreux dans cette eau que trois mille ans n'ont pas tarie. Ce ruisseau, c'est le Mélès, d'où Homère a pris l'épithète de Mélésigène. »

Mais nous ne sommes ni à Syra, ni à Constantinople, ni à Ispahan, ni à Smyrne ; nous sommes à Paris : Adieu le café de la Fontaine! Adieu le café des Roses ! Adieu le café des Fleurs! Adieu le café de la Porte de Salut ! Adieu le café de Beschik-Tasch! Adieu les cafés aériens avec leurs platanes, leurs rideaux de peupliers, leurs cascades murmurantes, leurs parfums exquis !

Adieu,—et, à vous, mon ami, au revoir !

A. D.

Juin 1862.

FIN.

Avant encadre..............Page 1

I. Andler-Keller .................1

II. Le cabaret Dinochau...................15

III. Le café de la Rotonde.............22

IV. Le cabaret des Vrais-Amis...............29

V. Le café Minerve..................40

VI. La Californie......................43

VII. Le café de Foy....................57

VIII. Un cabaret de Chiffoniers....................62

IX. Le café Lemblin......................68

X.Le cabaret du père Schumacher....................71

XI. Le café Desmares.........................77

XII. La laiterie du Paradoxe.........................81

XIII. Le café Tabourey.......................87

XIV. Le café Procope.....................90

XV. La brasserie des Martyrs...........................103

XVI. Le café de Bruxelles.............................119

XVII. Le cabaret de Krautheimer...........................123

XVIII. Le café Talma......................128

XIX. Le café de la Régence.....................134

XX. Le pâtissier Piton.......................142

XXI. Le café Tortoni.......................152

XXII. Hill's Tavern.....................155

XXIII. Le café de la Porte-Saint-Martin............................159

XXIV. Le café Génin..........................163

XXV. Le cabaret de la Montansier.............................170

XXVI. Les cabarets des Halles.....................172

XXXVII. Le café du Cirque...................................................178

TABLE.

XXVIII. Le café des Aveugles............................Pages 183

XXIX. Le cabaret du Lapin-Blanc.................................188

XXX. Le divan Le Peletier....................................199

XXXI. Le cabaret de la canne..........................202

XXXII. La brasserie du père Frantz.........................210

XXXIII. Le café Momus.........................215

XXXIV. Le café Cardinal................................225

XXXV. Le cabaret de Nicolas...............................229

XXXVI. Le café Leblond........................................235

XXXVII. Le café Racine...................................244

XXXVIII. L'île de Calypso...........................247

XXIX. Le café Riche............................254

XL. Le café des Variétés.....................................265

XLI. L'estaminet du Stock-Exchange.....................268 XXXIX. Le café Riche 254 XL. Le café des Variétés 265 XLI. L'estaminet du Stock-Exchange 268

XLII. Le café-concert de la rue Contrescarpe................271

XLIII. Le café de la Belle-Poule........................277

XLIV. Le cabaret du père Cense.........................282

EN SORTANT 292

Histoire anecdotique des cafés et cabarets de Paris / Alfred Delvau ; avec dessins et eaux-fortes de Gustave Courbet, Léopold Flameng et Félicien Rops (2024)
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